Marc est le premier roman de Benjamin Stock, qui a reçu le prix de Flore en fin d’année dernière. Le héros, David, fondateur d’une start-up parisienne, en pleine crise existentielle, découvre une communauté de lecteurs de Marc Levy, qui lisent dans ses œuvres ultra-populaires un sens caché et occulte. L’occasion pour cette satire sociale parisienne de décrire des individus en quête de sens dans une société qui relativise tout. Mais le livre s’essouffle rapidement : une fois qu’il s’est moqué des maux de notre temps comme les « wokistes », les coachs en développement personnel et les noms de poste farfelus de la start-up nation, que dire d’autres, et surtout, que dire de Marc Levy ?

Il y a des livres que l’on trouve mauvais mais à qui on concède une qualité extérieure. On relativise, on dit qu’ils ne sont, tout simplement, « pas faits pour nous ». D’une certaine manière, c’est comme cela que beaucoup voient l’œuvre de Marc Levy : des livres divertissants et populaires, mais on dit poliment qu’ils ne sont pas pour nous. En lisant Marc de Benjamin Stock, j’ai un sentiment un peu différent : ce livre est… un peu trop pour moi. En début de lecture, je l’ai trouvé particulièrement divertissant, car il partage avec moi beaucoup de références et d’ironie. Les moqueries contre les Quatre accords toltèques, les noms de poste en anglais à qui on ne comprend rien, comme « Strategy Analyst » ou « Head of Community », les débats insupportables sur Twitter… Mais j’en arrive, à mi-chemin dans ma lecture, à un vague sentiment paranoïaque que Benjamin Stock me connaît personnellement, vu comment je me retrouve dans son ras-le-bol d’Alain Damasio ou de la mode des coachs de vie.
Mais comme beaucoup de théories du complot, cela est aisément explicable par un fait trivial : Benjamin Stock est un parisien trentenaire qui travaille dans la communication et qui passe son temps sur Twitter… comme moi. Et donc je pose la question : est-ce que ce livre arrivera à passer le périphérique, ou finira-t-il comme la blague perso d’une petite caste de gens qui ont connu une crise existentielle en passant une fois de trop par l’esplanade de la Défense ?
Justice pour Marc Levy !
Et surtout, que vient faire Marc Levy dans tout ça ? L’originalité initiale du livre se trouve dans son scénario, où une communauté de lecteurs voient dans ses œuvres un message occulte à décrypter grâce à une exégèse serrée et attentive. Le héros, David, y découvre un sens chrétien de gauche, quand une autre, Elise, y trouvera un message profondément féministe.
Si on sent bien que Stock a lu certains des livres de l’auteur avec attention, ils ne sont que le terrain de jeu d’une idée comique : ces livres sont tellement vides de sens qu’on peut y plaquer n’importe quelle interprétation. L’herméneutique devient le refuge de personnalités perdues dans une quête de sens qui crée des rituels et du lien social autour d’un club de lecture, puis des aventures et de la transgression lors de la descente aux enfers du héros. La quête de sens devient quête tout court, quand il s’agit de retrouver des manuscrits à la bibliothèque de l’Arsenal, parodie burlesque et d’ailleurs pas très réussie du Da Vinci Code. Mais David, au début de sa lecture de Marc Levy, retrouve le goût de la vie, devient un meilleur compagnon et un meilleur chef, grâce à sa nouvelle religion. Cela permet, au passage, à Benjamin Stock de valoriser le pouvoir de la littérature, quelle que soit sa qualité.
Les livres populaires ont des choses intéressantes à nous dire, ils ne sont pas seulement une écriture blanche et vide de sens qui seraient des véhicules d’interprétations plaquées, motivées par des névroses de gens qui ont perdu leur âme en école de commerce.
Mais en passant, le Parisien qui se moque de lui-même se moque, par la même occasion, du lecteur lambda de Marc Levy, et de Marc Levy lui-même, qui deviennent les deux dindons de la farce. Dans cette satire mettant en scène des fonctionnaires de la mairie de Paris, des fondateurs de startups et des chefs de produits chez Amora, on en vient à concevoir un certain attachement pour les personnages qui sortent du cahier des charges du Parisien typique, et qui sont pourtant quasiment absents de l’intrigue. Alors, une autre hypothèse devient possible, jamais explorée dans la narration : les livres populaires ont des choses intéressantes à nous dire, ils ne sont pas seulement une écriture blanche et vide de sens qui seraient des véhicules d’interprétations plaquées, motivées par des névroses de gens qui ont perdu leur âme en école de commerce. Je ressors de cette lecture avec l’envie de lire un peu de Marc Levy pour en avoir le cœur net.
Dostoïevski au royaume du New-Age
Au-delà de l’intrigue sur Marc Levy, ce livre est l’occasion de casser du sucre sur une ribambelle de personnages qui représentent les maux de l’époque comme la coach, la sorcière, la wokiste, le trentenaire de gauche, ou des troubles existentiels plus universels : le bon-vivant nihiliste, le père de famille obsédé par le suicide… On sent que Benjamin Stock ne veut pas se limiter à la seule satire, mais aussi apporter une réflexion philosophique et politique sur notre société. Cela se concrétise dans des dialogues parfois artificiels, ou alors qui ressemblent aux débats philosophiques que peuvent avoir des personnages de romans russes ou des livres d’Orhan Pamuk. Malgré cet effort, la satire sociale de vie parisienne devient particulièrement caricaturale avec le personnage d’Alex, woke non-binaire de l’extrême, avec ses coupes de cheveux fantaisistes, et ses positions toujours plus relativistes et individualistes, qui ânonnent « il faut écouter les concernés » comme seule porte du salut. Les passages la concernant pourraient faire lever au ciel les yeux des lecteurs les plus chevronnés, tellement on sent qu’ils sont influencés par des heures et des heures passées sur les réseaux sociaux. Désolée, mais je ne fais pas une digital detox pour ensuite lire mon flux Twitter couché sur papier… Il en ressort par ailleurs que les hommes ont le droit à des crises existentielles dignes de personnages de Dostoïevski, quand les femmes et leurs angoisses sont réduites à des caricatures rapides entre le new-age et le féminisme radical.
Est-ce que derrière chaque parisien au nom de poste en anglais ridicule se trouve un homme désespéré qui fantasme de kalachnikov ?
Il n’est pas étonnant que le livre ait reçu le prix de Flore, dont le président est Frédéric Beigbeder : on pourrait lire ce livre comme une redite de 99 francs, avec un anti-héros qui serait l’avatar de l’auteur en plus visqueux, et avec comme toile de fond un cabinet de conseil qui crée du vent, plutôt que l’agence de publicité des années 90. Un passage décrit le rapport du héros, David, aux femmes, qui semble être un pastiche de l’avant-dernier livre de Beigbeder, Confessions d’un hétérosexuel légèrement dépassé : « David avait honte de son sexe. Il se demandait comment celui-ci pouvait être encore licite. […] Certes le mâle harcèle, viole et tue, mais David aimait à croire qu’un Grand Être, au loin, prenait en pitié sa créature et s’étonnait de son admirable retenue. » Nouvelle théorie de complot ! Benjamin Stock a fait une étude du marché de l’édition et a écrit une copie de Beigbeder pour que celui-ci, flatté, lui file le prix de Flore. Tout ça pour un verre de Pouilly-fumé gratuit tous les jours, dans un verre gravé à son nom ? Non, je préfère croire que la Terre est plate…
Les cadres de la défense rêvent-ils du Grand Soir ?
Le dernier acte consiste en une descente aux enfers du personnage principal, qui décide de massacrer un groupe de décideurs politiques et économiques réunis lors d’un événement à la Défense autour du président de la République. Cette fin, qui est globalement assez mal ficelée par rapport au début prometteur, fait étrangement penser à celle d’Humus de Gaspard Koenig, paru l’année précédente, où le héros Arthur devient leader d’une révolution écologiste qui finit par avorter au jardin du Luxembourg. On y retrouve le thème de la révolte sanglante contre notre système actuel dans un lieu familier de la plupart des Parisiens, mais on dirait que Koenig et Stock se laissent aller à un fantasme de trentenaires bourgeois intello-proprets pour le grand soir violent et révolutionnaire. J’ai fini ma lecture assez inquiète : est-ce que derrière chaque parisien au nom de poste en anglais ridicule se trouverait un homme désespéré qui fantasme de kalachnikov ? Dois-je me méfier de mes copains qui montent leur startup à l’incubateur de Station F ?
- Marc, Benjamin Stock, Éditions rue fromentin, août 2024.
- Crédits photo : ©Marion Ptak, FTV.
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