Benjamin Planchon

Benjamin Planchon : « Même si ce sont des 1 et des 0 qui réagissent, on peut être ému par une intelligence artificielle. » 

En ce mois de novembre, c’est Benjamin Planchon qui propose une Vrilles. Dystopique, cette nouvelle met en scène un candidat à l’élection présidentielle qui affronte l’intelligence artificielle lors d’un débat télévisé. Une manière de questionner notre rapport à l’IA, mais aussi notre compréhension de la démocratie. Estelle Derouen a rencontré l’écrivain pour en savoir plus sur Le dernier mot.

Estelle Derouen : Le dernier mot est une nouvelle sur l’importance de l’image, de la représentation, qu’il s’agisse de la lumière du plateau, des dents blanches de l’animatrice, de l’apparence finement étudiée de l’IA et du maquillage du narrateur. Vous allez jusqu’à écrire : « Si Jésus avait eu un début de calvitie, des poignées d’amour et un bout de feuille de vigne coincé entre les dents, la Cène ne serait restée dans les mémoires que comme un banquet d’ivrognes. » Dans votre démarche d’écriture, en quoi la représentation vous a tant inspiré ?

BP : Parce que dès lors que la parole devient publique, un masque arrive automatiquement. Les habits deviennent des costumes et les mimiques du quotidien deviennent des mimiques de comédiens. Pas nécessairement au sens du mensonge, mais du fait d’être regardé. Je voulais montrer le « jeu » dans le « je ». J’ai mis cela en avant aussi en donnant des noms de peintres à tous mes personnages humains, hormis à l’intelligence artificielle. Je voulais que ce soit une grande scène de théâtre, en faisant de cette conversation une représentation, mais en rappelant aussi que l’art permet d’accéder à une certaine forme de vérité. 

Je voulais montrer le « jeu » dans le « je ».

ED : Puis vous rappelez l’importance de l’image à notre époque.

BP : Bien sûr. Dans le contexte d’une élection, l’image est capitale. On se souvient des dents refaites de Ségolène Royal par exemple, ou des talonnettes de Sarkozy, et ce sont loin d’être les seuls. Chaque candidat se compose une apparence, une image correspondant aux attentes des électeurs. Il faut répondre à certains critères pour se présenter devant les gens. Ensuite, je parle de Jésus parce que c’est le meilleur d’entre nous (rire), de même que le succès de Che Guevara par rapport à Jean Moulin a des raisons assez subjectives…

ED : On sent l’attention portée à l’incarnation de cette IA, vous apportez de nombreux détails sur l’hologramme, la couleur de ses vêtements, sa voix, son attitude et même ses postillons ! Vous lui donnez vie et son apparence est assez claire pour le lecteur. Est-ce qu’elle aurait pu être la narratrice ?

BP : Elle aurait pu. Je n’ai pas voulu tourner la nouvelle de cette manière, même si l’histoire aurait été très intéressante. Pour ce texte, l’enjeu était davantage de l’observer que d’être elle ou d’entrer dans sa tête – qui n’en est pas une, c’était l’occasion de le rappeler. Le détail de ses postillons m’importait. L’homme est tout à fait capable de s’identifier à des émojis et quand Elon Musk travaille sur des robots, il suffit d’une forme humanoïde pour se projeter. Alors habiller l’IA d’un costume d’hologramme me semblait idéal pour s’attirer la sympathie du public. 

ED : Est-ce que l’IA est un personnage de roman ?

BP : Oui et non. Oui, dans la mesure où il est possible de l’incarner littérairement, mais non, car le spectateur ne peut oublier les fils qui la tiennent et le scénario auquel elle obéit. On sait qu’elle est programmée, que des gens, dans l’ombre, travaillent toute la journée à faire des lignes de code. Ensuite, ça nous amène à des choses troubles, à la puissance du programme. Si on réduit les êtres vivants à leur ADN, ils sont eux aussi contraints par le programme – pas de place pour le libre arbitre. En cela, nous ne sommes pas si éloignés des IA. Même si ce sont des 1 et des 0 qui réagissent, on peut être ému par une intelligence artificielle. 

Philippe K. Dick s’est probablement posé la question en écrivant « Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? ». Il voyait ce texte comme une suite des Evangiles et se demandait si l’amour du prochain n’allait pas jusqu’aux robots et aux créatures inventées par l’homme. Mais je crois qu’on s’intéresse surtout à l’IA dès lors que l’on passe par le prisme du regard de l’être humain qui y est confronté. Quant à l’inverse…

ED : L’IA exacerbe notre humanité, et plus particulièrement nos failles et nos travers. L’on pense aux réactions du corps du narrateur confronté à la pression, mais aussi à la rivalité qu’entretiennent les deux animateurs. Était-ce pour vous une manière de jouer avec nos limites et de les explorer ? 

BP : Parfois, on attribue à l’IA des pouvoirs illimités, parce qu’on ne connait pas encore tout à fait ses possibilités et ses bornes. On peut y voir quelque chose de presque divin, dans la mesure où on prête au divin l’inverse de la finitude humaine : l’éternité, la connaissance absolue, l’absence de douleur, etc… On peut projeter l’infaillibilité de Dieu dans l’IA et certains transhumanistes le font déjà. Cela fait rejaillir nos failles humaines, c’est pourquoi l’IA peut être vue comme une blessure narcissique profonde. Au travail, par exemple, certains culpabilisent déjà de prendre leur pause, car une IA n’en aurait pas besoin.

Cela fait rejaillir nos failles humaines, c’est pourquoi l’IA peut être vue comme une blessure narcissique profonde

ED : D’autant plus que vous utilisez la politique pour parler d’intelligence artificielle, cela met aussi en avant le fait que de nombreuses personnes font de la politique par pur égo tandis que l’IA n’est qu’un outil. Cela montre la différence dans l’intention.

BP : Et pourtant, sa volonté d’efficacité peut avoir les mêmes effets que la volonté de pouvoir. Au nom de l’efficacité, il serait parfois logique de se débarrasser de l’être humain, trop faillible. C’est un sujet souvent exploité par le cinéma.

ED : Est-ce que vous vous êtes amusé à écrire ce texte qui met en scène l’IA dans un contexte assez alarmant sur l’état de nos démocraties ? Car vous avez aussi choisi un contexte très politique.

BP : J’ai choisi la politique, car il s’agit théoriquement du lieu suprême de prise des décisions organisant nos vies et nos sociétés. On peut tous avoir des débats enflammés sur les démocraties, sur l’importance de décider ensemble, de la nécessité du vote, mais en réalité, dans les faits, on y prête une attention limitée. Élire quelqu’un n’est pas voter, ce n’est pas décider. C’est une forme de dépossession consentie. La démocratie représentative suppose surtout de se débarrasser du poids des décisions. 

Cela fait rejaillir nos failles humaines, c’est pourquoi l’IA peut être vue comme une blessure narcissique profonde

ED : Entre la dystopie sarcastique de la qualité du débat actuel, l’immixtion aussi inspirante qu’effrayante de l’IA et les différentes opinions relatives à la démocratie, quelle était votre intention première en écrivant ce texte ? Juste pour le plaisir, je cite ce passage aux allures de tableau surréaliste : « La gauche radicale tournait en toupie sur elle-même pour rattraper sa propre queue, la droite réactionnaire raidissait le cou et s’égosillait en vain tandis que le centre massacrait le pays en souriant poliment. Chacun était figé dans sa posture, tout le monde était grotesque. »

BP : En tous cas, cette phrase n’est pas totalement irréaliste (rire). J’avais envie de montrer qu’on ne décide pas vraiment en votant. On se positionne vis-à-vis de partis politiques qui ont leur agenda, leur force interne. Par le vote, on donne un pouvoir à une dynamique dont on ignore la trajectoire ; c’est un chèque en blanc, en quelque sorte, le vote n’ayant généralement qu’un contenu pratique très pauvre. Les élections deviennent une sorte de marché, sur lequel se vendent des idées d’idées. Et les partis politiques faussent le jeu, car on ne sait pas exactement pourquoi on vote : on ne peut pas prévoir ce qui va être fait du bulletin – d’où, je trouve, la puissance subversive du RIC, popularisé par les Gilets jaunes. 

ED : « Je suis devenu, pendant un temps, le dernier truc à la mode. » est-ce qu’on peut réduire les politiques à ça aujourd’hui, à une tendance éphémère ?

BP : Sur les incarnations plus que sur les idées, oui. Sur les incarnations, ça peut aller vite, elles périment très rapidement. Il peut toujours se passer quelque chose qui balaye la vedette du moment. Certains ont été au sommet de l’État ou sur le devant de la scène, avant d’être oubliés en quelques semaines. Mais c’est une vision individuelle : a contrario, les idées ne sont pas si éphémères. On voit bien que certaines demeurent…

ED : Votre texte montre le soin extrême que l’on apporte à son image pour être finalement très vite oublié. 

BP : C’est ça. On est très vite remplacé, dans la vie publique. C’est un peu l’expression « On lèche, on lâche, on lynche »

ED : Vous pensez que « la démocratie n’intéresse pas grand monde » ? Est-ce qu’à travers ce livre, vous souhaitiez que le lecteur se pose la question de son rapport à la démocratie et de sa réaction si l’on donnait cette possibilité à l’IA ?

BP : C’est une phrase choc, mais elle n’est pas complètement fausse. Je pense que si on va à l’origine le mot « démocratie » et si on l’applique strictement, peu de gens sont prêts à l’assumer. Il y a sur de très nombreux sujets un grand décalage entre ce que pense la majorité des gens et les politiques qui sont conduites. En effet, beaucoup parmi les décisionnaires sont réticents à l’idée que la majorité soit décisionnaire. On se félicite souvent du courage qu’il a fallu avoir pour abolir la peine de mort, alors que la population y était opposée ; je suis favorable à cette décision, mais est-elle démocratique ? On a donc tous nos pulsions antidémocrates, en fonction des sujets. La peine du mort est un cas d’école, un peu usé, on peut penser à la réforme des retraites, à la constitution européenne, à la libéralisation ferroviaire. Si on est un démocrate conséquent, on applique le choix des gens, exprimé par le vote, et c’est tout. La démocratie n’est pas un contenu, c’est un cadre de décision.

La présence de l’IA à ce débat présentiel est un peu une métaphore. Mais on sait que les hommes politiques s’appuient sur des cabinets de conseils. Qui dit que les cabinets de conseils n’ont pas recours à l’IA dans leur travail ? On sait bien qu’elle est utilisée pour l’élaboration de certains discours. Elle est donc déjà là. Et je suis convaincu que bientôt, certains tenteront de légitimer leur décision en s’appuyant sur l’expertise de l’IA. Je ne pense pas qu’elle soit forcément candidate un jour, mais je voulais montrer qu’elle s’immisçait peu à peu dans le jeu politique.

ED : « Je m’en remets aux eaux du fleuve » sonne presque comme Candide qui avait écrit « il faut cultiver notre jardin ». Une manière de nous dire que le personnage s’en remet à la vérité de la nature et décide de laisser le cours des choses se produire ?

BP : Il y a de ça. Ce ne serait pas une injonction ou un conseil, mais ce personnage a besoin de choses qu’il peut toucher, quelque chose de tangible, de matériel, tant il est gavé de mots. Je voulais qu’il trouve le repos et qu’il délaisse la parole afin de lui donner une forme de liberté ou d’euphorie. Le texte opère une sorte de passage de la première à la troisième personne, que je perçois comme une libération.

ED : Puisqu’il s’agit d’IA, j’ai demandé à ChatGPT ce qu’il pensait de la fin mystérieuse de votre nouvelle, parmi les questions proposées, il y avait celle-ci : Pourquoi avoir choisi d’écrire cette scène de fin dans un style presque abstrait et détaché, notamment en y insérant des éléments naturels comme la pluie, le sable et la rivière ?

BP : Il a dit ça Chat (rire) ! C’est un peu une scène d’arrivée au monde, le personnage palpe les choses avec une sorte de gourmandise. C’est une redécouverte, une reconnexion, sans projet. Il se contente d’être dans le présent, parmi les éléments.

ED : Au fond, à qui donnez-vous le dernier mot dans votre nouvelle ?

BP : Je pourrais dire que c’est au héros et à toute cette nature environnante, mais en vérité, il n’y a pas de dernier mot. Là est le sujet. Il n’est jamais prononcé. Le débat s’interrompt et les mots ne sont plus d’actualité. Ils ont perdu leur puissance. On pourrait dire qu’au dernier mot succède le premier nombre. Il appartient au lecteur d’imaginer la suite.

Crédit photo : (c) Pascal Ito


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