Benjamin de Laforcarde

Benjamin de Laforcade : au-delà du mur, l’amitié

Berlin pour elles se déroule dans le contexte de l’Allemagne de l’Est, entre les années 1960 et 1980. L’œuvre se concentre principalement sur deux jeunes filles, Hannah et Judith, dont l’amitié se développe malgré les tensions politiques. À travers les vies de ces deux protagonistes et de leurs familles, le roman aborde l’impact de la guerre froide, la Stasi, la réalité d’un pays divisé par le mur de Berlin et les amours impossibles sous l’étroite surveillance des barbelés.

Benjamin de Laforcade, Berlin pour elles

Pendant la guerre froide, l’Allemagne de l’Ouest présente une façade brillante de la démocratie, où les politiciens se disputent le pouvoir dans des élections libres et où le capitalisme règne : les entreprises sont aux mains des citoyens, qui possèdent autant qu’ils consomment. Une Amérique miniature, fidèle à son grand frère de l’autre côté de l’Atlantique. En face, l’Allemagne de l’Est apparaît comme un autre monde, celui des rouges, des communistes. Un seul parti dicte sa loi, des élections factices, et un État qui détient tout : richesses, esprits, destinées. Comme toutes les républiques du bloc soviétique, la RDA est tenue en laisse par l’Union soviétique ; la main de Moscou pèse sur chaque décision, chaque souffle.

L’auteur excelle dans l’évocation des dilemmes moraux et personnels liés à l’oppression du régime communiste.

L’amitié entre Hannah et Judith, ainsi que celle qui unit leurs mères, Inge et Rita, incarne une forme de résistance face à cette fragmentation. Le roman illustre la manière dont les liens intimes sont profondément affectés par les structures politiques, notamment à travers la figure du père de Judith, membre zélé de la Stasi, qui perçoit cette relation avec « la fillette qui pue l’ennemi d’État » comme une menace pour ses ambitions politiques.

« Inge se comportait comme une petite pute de l’Ouest, impatiente et capricieuse. Une femme de cadre passant sa soirée avec la vieille Rita et ses dents pourries », pense Peter Moehn, père de Judith et mari d’Inge.

L’auteur excelle dans l’évocation des dilemmes moraux et personnels liés à l’oppression du régime communiste. À travers les intrigues entrecroisées des personnages, dans une patrie où même les rires d’enfants sont surveillés, Berlin pour elles expose les contradictions d’un régime qui prône l’égalité tout en imposant des barrières rigides à la liberté individuelle. Des moments d’introspection silencieuse contrastent avec les aspects plus rudes de la réalité berlinoise,  avec le détail des rues délabrées, des immeubles abandonnés, et de la vie quotidienne marquée par la séparation du mur.

« Qu’elles s’amusent, qu’elles veillent. Tant pis pour les cernes et tant pis pour demain. Puissent-elles ne jamais savoir ce que la vie réserve »

L’amitié entre Hannah et Judith, ainsi que celle qui unit leurs mères, Inge et Rita, incarne une forme de résistance face à cette fragmentation.

Une écriture sensible et oppressée du détail

L’écriture de De Laforcade, alliée à une narration polyphonique, est empreinte de poésie et de sensibilité. Le texte est parsemé de métaphores, de descriptions minutieuses, presque impressionnistes, et de scènes introspectives qui mettent en lumière l’univers intérieur des personnages. Les détails concrets de la vie quotidienne à Berlin sont utilisés pour créer une atmosphère de tension latente, renforçant l’impression que même les moments les plus intimes sont soumis au poids de la surveillance étatique. Les chapitres semblent autonomes, chacun centré sur un personnage ou une interaction spécifique.

Le texte a ce charme des détails inutiles, ceux qui font tout : une cigarette humide, un bout de mur au loin, des conversations chuchotées à l’ombre d’un lampadaire cassé.

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Le contexte de la République démocratique allemande et le mur de Berlin sont là, évidemment, omniprésents. Mais l’auteur a la décence de ne pas assommer le lecteur avec des tirades pseudo-historiques. C’est subtil. Le mur est un spectre qui ne divise pas seulement la ville, mais aussi les esprits. C’est une frontière mentale plus que physique. Les personnages ne passent pas leur temps à se lamenter sur le mur ; ils vivent avec, ils s’adaptent, comme des poissons rouges dans un bocal.

« À la façon d’une digue dans la mer, le mur arrête les vagues, empêche le sel de se répandre partout. Ici, pas un homme ne dort dehors et pas une femme ne se voit refuser un travail. Le mur est incassable, simple et solide ; il ressemble au pays de ceux qui l’ont construit », détaille l’auteur.

Les personnages féminins sont le cœur de ce roman. Elles sont dessinées avec finesse, leur psychologie étant dévoilée au fil de gestes quotidiens. Elles incarnent une innocence presque précaire, symbolisant la jeunesse face aux dures réalités de la guerre froide, celles des femmes qui tiennent debout dans un monde en ruines. Ce livre a une dimension d’héritage historique, voire sociologique. « Nous sommes, par le fait du déterminisme, ce que nous sommes, sûrement un peu à cause de l’histoire qui façonne notre essence d’êtres humains », explique l’auteur, et Berlin pour elles en est une illustration particulièrement éloquente.

  • Berlin pour elles, Benjamin de Laforcade, Éditions Gallimard, 2024.
  • Crédits photo : F. Mantovani © Éditions Gallimard.

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