A l’occasion de l’exposition Rayon Fossile d’Abdelkader Benchamma à la Collection Lambert, musée d’Art contemporain dirigé par Alain Lombard, les éditions Actes Sud proposent un ouvrage reprenant les œuvres de l’artiste présentées en Avignon, auxquelles s’ajoutent une vision plus large du parcours artistique de Benchamma, terrain de réflexions en regard avec les textes et entretiens de Stéphane Ibars et Marc Donnadieu.
Né dans le Tarn en 1975, Abdelkader Benchamma étudie le dessin aux Beaux-Arts de Montpellier, puis à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris. Il en tire une technique aiguisée et un sens de la mise en perspective qui le font exposer à la Biennale de Venise ou à New York, et qui le poussent jusqu’à la Collection Lambert, au rez-de-chaussée de l’hôtel de Maufaucon en Avignon, pour une grande exposition à l’hiver 2021-2022. A cette occasion, le catalogue d’exposition dépasse de loin sa fonction première grâce aux plumes de Stéphane Ibars et Marc Donnadieu, sous la direction Alain Lombard, président de la Collection Lambert. Respectivement directeur artistique délégué de la Collection Lambert et conservateur en chef du musée de l’Elysée à Lausanne et critique d’art, Stéphane Ibars et Marc Donnadieu se prêtent à un dialogue personnel, mi-réflexif mi-créatif, sur les œuvres et le travail d’Abdelkader Benchamma.
Le livre fait ainsi la part belle à la technique de l’artiste lui-même, avec un travail de reproduction très intéressant, et une attention à la photographie (grande spécialité d’Actes Sud), ici d’exposition, n’hésitant pas à mettre en perspective la scénographie “artiste” d’Abdelkader Benchamma en intégrant la présence des visiteurs dans les reproductions photographiques, illustrant l’aspect immersif de cette exposition.
Terre et pierre, l’humanité au fusain
La grande spécificité du dessin d’Albdelkader Benchamma est d’aller au-delà des cadres spatio-temporels de sa technique pour proposer autre chose. Albdelkader Benchamma est en effet un artiste qui travaille tout d’abord la matière. Alain Lombard fait ainsi référence aux « pierres de rêve » que l’on récupère en Chine, et qui évoquent d’autres réalités. Or l’artiste n’est pas sculpteur, mais interroge l’encre et le fusain, à la manière des faiseurs d’estampes. Albelkader Benchamma sculpte le papier et les murs, c’est-à-dire un espace blanc, comme s’il faisait surgir la matière d’une bidimensionnalité. C’est donc sans surprise qu’ici les textes de Stéphane Ibars et Marc Donnadieu cherchent à percer le mystère de cette pierre, ou de cette lave, noire et blanche comme les mots sur le papier, à la manière d’une boule de cristal constamment troublée, mais il s’agit peut-être davantage d’une pierre philosophale.
Stéphane Ibars rappelle par association d’idées que la pierre philosophale se fait aussi pierre fondamentale, c’est à dire littéralement au fondement, à travers la référence au monolithe de 2001, L’Odyssée de l’Espace. Les œuvres d’Abdelkader Benchamma apparaissent alors comme autant de façons de penser cette présence d’un mythe originel. Chez Kubrick, le monolithe symbolise l’humanité, comme folie, origine mais aussi fin. Abdelkader Benchamma préfère délaisser le manichéisme du réalisateur américain pour interroger le regard du spectateur. Les œuvres de Benchamma, surfaces planes, sont ainsi présentées comme brouillant les caractéristiques traditionnelles de la peinture, souvent (et d’autant plus aujourd’hui) réduite à une image. Chez Abdelkder Benchamma, il n’y a pas une image mais une présence, frontale, dans l’espace du spectateur, ce-dernier se retrouvant ainsi projeté au centre du jeu artistique. L’artiste se défie alors du musée, pour proposer des espaces aptes à recevoir des créations qui dépassent souvent les bords du cadre (littéralement) et doivent de comprendre comme une immersion au-delà.
Mais comme tout humain à la recherche d’un savoir, l’au-delà se présente comme un espace à déchiffrer. Dans 2001, le monolithe est ainsi à la source du langage. Parmi les nombreuses interprétations que l’on peut faire du travail d’Abdelkader Benchamma, il faut en effet voir que ces œuvres proposent l’aspect cryptique d’un réseau de signes noirs et blancs, comme un code. Mais ce code va bien plus loin que le langage, et comme pour dépasser l’insuffisance de celui-ci, les signes des encres d’Abdelkader Benchamma se font volontiers tests de Rorschach, laissant à chacun la possibilité d’envisager les œuvres, exercice auquel se prêtent plus que volontiers Stéphane Ibars et Marc Donnadieu en multipliant les repérages intermédiaux ou intertextuels.
Les matières d’Abdelkader Benchamma peuvent aussi être interprétées sous le prisme de Tarkovski, grand concurrent russe de Kubrick. On retrouve ainsi le Miroir, et ses références à Breughel dans A Monolyth for Few Seconds, ou encore Solaris et ses spirales hallucinantes bougeant à mesure qu’on les regarde, dans les grands aplats stratifiés du plasticien. Car la technique d’Abelkader Benchamma invite à penser sa peinture comme une roche que l’on aurait découpée – roche ou bois d’ailleurs, rien n’est sûr quand on regarde ces œuvres s’invitant sur les murs comme un ramage de bois millénaire dont on devinerait l’âge ou l’essence, dans un sens botanique comme philosophique. Ce n’est alors pas un hasard si l’une des figures essentielles de l’artiste est celle de l’engramme, nom donné en neurophysiologie aux traces biologiques de la mémoire dans le cerveau.
Au-delà du texte, Abdelkader Benchamma travaille en effet sur l’image et ses évocations passées, comme un brouillage temporel entre idole et représentation, dans lequel Stéphane Ibars et Marc Donnadieu voient avec justesse une technique de l’évocation rappelant celle décrite par Georges Dibi-Huberman dans son Fra Angelico.
Sur les nervures du temps : commenter ou décrire
Présenter l’œuvre d’un artiste contemporain, à l’ère de l’hypermédiatisation de l’artiste, et des déclarations d’intention se partageant sur Instagram tient du défi technique et esthétique. L’ouvrage propose ici un parcours imagé à travers l’œuvre d’Abdelkader Benchamma, en alternant reproductions photographiques des œuvres et références picturales illustratives des propos des auteurs (gravures de Carl Jung, tableaux, etc.), jusqu’à une rapide rétrospective des expositions marquantes de l’artiste, parmi lesquelles on peut noter la magique installation du Collège des Bernardins en 2018.
En français puis en anglais, Alain Lombard, Stéphane Ibars et Marc Donnadieu tentent de percer le « mystère Benchamma » en maniant avec une aisance rare les références aussi bien iconographiques que textuelles. Abdelkader Benchamma, entre l’infiniment intime, le réseau neuronal, et l’immensément extérieur, la source de l’humanité (voir Aurore), semble embrasser l’intégralité de l’univers, et les auteurs des textes suivent les traces du fusain sur le papier comme un petit poucet. Si l’érudition des auteurs est certaine, on peut cependant se demander dans quelle démarche ils écrivent. Expliciter et transmettre le message d’Abdelkader Benchamma est une volonté absolument louable mais ici l’on glisse de l’explication à la pénétration. Et le lecteur textuel et pictural du livre peut alors se faire lui-même dépasser par le texte, comme s’il en perdait le fil, ou plutôt le trait. Les œuvres d’Abdelkader Benchamma sont évidemment là pour proposer une vision (dans le sens mystique) que l’on cherchera à décrire, et ici Alain Lombard, Stéphane Ibars et Marc Donnadieu glissent dans leur propre imaginaire, proposant donc des interprétations, dans un ton que l’on pourrait qualifier de dogmatique, ou d’un peu trop didactique, s’il n’était ponctué d’aposiopèses nombreuses et de citations intertextuelles constantes, comme si ce même « trait » de la pensée se perdait dans les clairs obscurs de Benchamma.
Qu’en est-il justement de l’artiste ? Abdelkader Benchamma se prête sans problème au jeu de l’entretien, rejouant de nouveau les références tout en y mêlant une réalité pratique – que peindre, où et quand, comment, pourquoi -, avec une clarté qui n’est qu’une nouvelle façon de brouiller les pistes. Comme dans la L.A. Battle – Phenomenum, où les murs se font rattraper par les images des tableaux, les lignes courant sur l’espace, Abdelkader Benchamma s’amuse à jouer des métaphores. Il force le regard avec les mots, pour que notre perspective en soit bouleversée. En quelques mots, il transforme la focalisation. Les mots guident le regard sur la toile ou le mur, alors qu’au contraire ce sont les traces d’encre qui ont invité Stéphane Ibars et Marc Donnadieu à écrire, comme Benchamma lui-même :
« Je tentais de recopier ces images sur un papier. Au stylo noir. Je les écrivais, mais en utilisant des formes et non des mots. Comme dans une écriture, je n’esquissais pas, le dessin devait se faire directement au stylo pour transporter une forme de tension. C’était ma contrainte. Mon dessin est vraiment né par l’écriture. Et c’est la littérature qui m’a inspiré toutes ces années. »
BIBLIOGRAPHIE
DIDI-HUBERMAN, Georges, Fra Angelico. Dissemblance et figuration, Paris, Flammarion, Champs arts, 2009
FILMOGRAPHIE
KUBRICK, Stanley, 2001, L’Odyssée de l’Espace, Royaume-Uni / Etats-Unis, Metro Goldwyn-Mayer / Polaris, 149 minutes, 1968
TARKOVSKI, Andreï, Le Miroir, URSS, Mosfilm, 106 minutes, 1975
TARKOVSKI, Andreï, Solaris, URSS, Mosfilm, 198 / 160 / 144 minutes, 1972