A l’occasion de son invitation au Festival America 2022, Zone Critique revient sur le dernier recueil traduit en français de Billy-Ray Belcourt, paru en cette rentrée littéraire aux éditions Triptyque qui avait fait connaître ce poète avec un premier texte, Cette blessure est un territoire, en 2019. Quatre ans plus tard, c’est avec Mécanismes NDN d’adaptation : notes de terrain que l’on est invité à suivre le cri ancestral qui prend corps et résonne dans ce texte, comme un signal d’alarme qu’on aurait négligé.
« NDN est une abréviation utilisée par les peuples autochtones en Amérique du Nord, sur le Web, pour se désigner eux-mêmes. C’est aussi parfois un acronyme qui signifie “Not Dead Native”, c’est-à-dire “Autochtone pas mort·e”. »
Il est de ces histoires qui vous collent à la peau et que même le temps ne fait pas disparaître. Excavées en vous-mêmes, ces fresques d’autrefois circulent comme une langue étrange qu’il vous faudra saisir pour recoller ensemble les morceaux de lumières d’ailleurs et tous ces bris de miroir qui vous offrent à voir les vies qui vous ont précédés et vous hantent. C’est l’histoire d’une disparition qui habite votre regard, une caresse réchappée d’un temps abasourdi qui n’avait pas conscience qu’il n’était (presque) plus. C’est aussi l’héritage auquel peu ont accès et qu’il faut honorer avec les mots boiteux de notre monde moderne.
L’histoire est une mèche de cheveux secs
Car sans l’Autre, nous n’aurions jamais su que l’Histoire nous habite (encore). C’est par la présence de l’Autre et ses caresses ancestrales que rejaillit en nous la mémoire de la peau, accompagnée de ces traumatismes qu’il nous faut accepter de redouter la nuit. La poésie de Billy-Ray Delcourt a la férocité d’un animal qui se laisse à peine caresser pour la première fois. Elle rôde, sent le bout des doigts qu’on lui offre et prend le temps de ce recueil pour se révéler dans sa pleine puissance – qui est aussi sa pleine confiance. Le titre était pourtant très clair : il nous faut accepter que la langue aura besoin d’un temps – celui de la lecture – pour s’adapter à nous. On la sent prête à mordre à tout moment et elle nous bouscule même lorsque l’on vient de s’accroupir pour la rassurer et lui montrer combien, de notre côté, le geste était gratuit (peut être même généreux). La phrase oscille donc entre méfiance et confiance, bien qu’on entende au loin qu’elle aimerait se détendre et se coller à nous pour être tenue au chaud et se sentir mieux que dans sa solitude de forêts dévastées.
« Les ados
flamboient
pour ressentir l’euphorie de se trouver en dehors de la mémoire. »
Je crierai toutes les nuits que je t’aime demain
Dans la solitude diachronique qu’il explore (celle des NDN et celle de notre temps), le poète n’arrive pas à s’interdire d’aimer. Le discours amoureux est alors une rengaine qu’il ânonne tendrement comme un soliloque honteux mais nécessaire pour expier son amour caverneux et céleste.
« DISCOURS AMOUREUX
Un garçon amoureux d’un garçon
devient fenêtre ouverte.
Dans tous les récits de mon adolescence,
je me suis jeté moi-même en prison
pour que la lune puisse entrer sur la pointe des pieds
– le captif jaillissait de moi comme de la musique!
Explication : les homos, comme les poèmes,
comme les rues des villes, s’humilient eux-mêmes. »
Mais les temps qui le traversent sont sans doute trop violents pour que la nuit – encore – il reste seul à rêver. Alors, bêtement, il aime d’autres corps que le sien sans parvenir à dire à celui qui lui prend la main qu’il aimerait encore qu’il la lui tienne le lendemain matin.
« Je m’étais cru
capable de m’accrocher à un nom.
J’avais tort. (…)
Alors, chaque nuit, je fais l’amour
comme on siphonne l’essence
d’une voiture abandonnée :
comme si le temps me glissait entre les doigts.
En vérité, même, j’aspire à encore moins
que cette vie déjà pitoyable. »
La langue du non-lieu pour s’abriter un peu
« Mélancolie :
les soins palliatifs de la mémoire. »
La mélancolie est la possibilité d’une île inconnue et discrète. Elle permet à celui qui s’y échoue (car il est rare de penser amarrer sur sa côte sinueuse) de respirer un peu en dehors des époques qui se confondent en nous. Nous revient alors le corps qu’on abhorre mais qui est la constante de toute notre existence ; il nous faut l’abriter de nos désirs ardents car « la pulsion sexuelle et la pulsion de mort / sont une seule et même chose. »
Alors la langue s’emballe et les pages noircissent. Seuls quelques mots échoués à nos côtés parviennent à se soustraire à la bile visqueuse et obscure qu’est ce noir imprimé. Ainsi, le texte en insistant sur sa propre graphie finit par disparaître et son écho, comme un tatouage raté, s’ancre en nous :
ÉCRIRE CONTRE L’IMPOSSIBILITÉ D’ÉCRIRE LE CHAGRIN ÉCRIRE CONTRE L’IMPOSSIBILITÉ D’ÉCRIRE LE CHAGRIN ÉCRIRE CONTRE L’IMPOSSIBILITÉ D’ÉCRIRE LE CHAGRIN ÉCRIRE CONTRE L’IMPOSSIBILITÉ D’ÉCRIRE LE CHAGRIN ÉCRIRE CONTRE L’IMPOSSIBILITÉ D’ÉCRIRE LE CHAGRIN ÉCRIRE CONTRE L’IMPOSSIBILITÉ D’ÉCRIRE LE CHAGRIN ÉCRIRE CONTRE L’IMPOSSIBILITÉ D’ÉCRIRE LE CHAGRIN ÉCRIRE CONTRE L’IMPOSSIBILITÉ D’ÉCRIRE LE CHAGRIN ÉCRIRE CONTRE L’IMPOSSIBILITÉ D’ÉCRIRE LE CHAGRIN ÉCRIRE CONTRE L’IMPOSSIBILITÉ D’ÉCRIRE LE CHAGRIN ÉCRIRE CONTRE L’IMPOSSIBILITÉ D’ÉCRIRE LE CHAGRIN ÉCRIRE CONTRE L’IMPOSSIBILITÉ D’ÉCRIRE LE CHAGRIN ÉCRIRE CONTRE L’IMPOSSIBILITÉ D’ÉCRIRE LE CHAGRIN (…)
Les revenants n’ont plus rien d’effrayant depuis qu’ils ont été reconnus et qu’ils se recueillent dans l’encre indélébile. Ils ont accepté de faire taire les voix qui résonnaient en nous. « Qu’est-ce qu’un fantôme pour un fantôme sinon de la pitié photocopiée ? »
. Face aux mouvements fuyants des ombres, nous ressentons que notre sang circule, bien qu’on l’ait vu coulé autrefois, dans les bois solitaires. Il y aura toujours un corps pour nous enlacer le soir et nous faire comprendre que la nuit est à nous.
« Ce soir, nous nous faisons un pays des un·es et des autres. »
Crédit photo : (c) Jaye Simpson