À la faveur de la présentation des lauréats de la Bourse régionale FoRTE que j’avais présentée dans un article précédent, je pus rencontrer le jeune artiste-compositeur Baptiste Lagrave dont la musique m’a envahi comme l’on peut être pris par le froid. La musique de Baptiste est une immersion sensorielle, car l’on n’écoute pas seulement, on voit, on touche et l’on ressent. Véritable promesse musicale, l’artiste nous a reçu dans son studio flambant neuf.
Théo BELLANGER : Merci de me recevoir dans ce beau studio ! Vous êtes un des lauréats de la bourse régionale FoRTE. Rappelez-nous dans quel domaine ?
Baptiste LAGRAVE : J’ai été lauréat dans le domaine de la musique en présentant dix titres de mon projet personnel en cours de création. J’ai toujours travaillé pour des commandes dans lesquelles je venais mettre mon grain de sel, mais j’avais vraiment envie de développer mon propre univers et de le travailler.
Pouvez-vous me présenter rapidement la bourse FoRTE et ce qu’elle vous a permis ?
En plus du soutien financier, FoRTE permet de travailler avec une structure qui vous accompagne administrativement dans votre projet et qui vous guide dans sa mise en œuvre. J’ai choisi l’agence Nüagency dirigée par Emily Gonneau.
Je suppose qu’il y a toujours en ce moment un accompagnement créatif ou du moins professionnalisant ? C’est un projet sur le long terme.
Bien sûr. Il y a toujours des rencontres avec mon agent pour voir si le projet avance bien. Il y a aussi tout l’aspect administratif : gérer des factures, des contrats… ce qui est important.
Oui, oui ça je vous le confirme, pour les jeunes artistes émergents c’est important.
Il y a aussi la recherche de partenaires. FoRTE m’a permis de créer mon label et ma structure ce qui est incroyable. J’ai pu louer un studio grâce à la bourse…
Donc c’est un tremplin professionnel incroyable qui propose à la fois une agence et, évidemment, un soutien financier non-négligeable.
Oui, après chaque lauréat du prix fait le choix de sa structure accompagnatrice. J’ai fait le choix d’une agence qui était implantée dans l’industrie musicale dont j’avais besoin. Cela permet vraiment de se structurer et d’avoir un accompagnement personnalisé.
Vous avez déjà créé cinq titres sur les dix qui sont disponibles sur plusieurs plateformes, comment vous êtes-vous engagé dans le processus de création ?
Je suis toujours en pleine recherche et élaboration des cinq derniers titres. Concernant la création de ces morceaux, j’avais accumulé beaucoup de bribes musicales ces deux dernières années. Je savais que j’avais de la matière, mais je sentais que ce n’était pas forcément abouti. Je travaillais mais sans avoir une idée claire de la trajectoire. Puis, après un temps de réflexion, j’ai choisi de scinder ces dix titres en deux projets. D’abord en sortir cinq, puis ensuite profiter de cet élan pour produire les cinq autres.
Les cinq premiers titres sont comme une sorte de tremplin finalement ?
Oui tout à fait ! Puis, cela permet de faire deux créations différentes mais complémentaires comme un diptyque. Il y a toute une dimension introspective, contemplative, onirique autour de mon projet, puis une autre dimension dans laquelle je lâche-prise, dans laquelle il y a davantage d’oubli de soi.
Après la découverte de soi, l’ouverture donc ! Lorsque j’ai découvert vos cinq premiers titres, j’ai eu l’impression d’une promenade onirique réalisée par le wanderer de Friedrich ou d’une plongée sous-marine. Les sonorités sont très profondes et créent cette atmosphère presque sourde et mystérieuse. D’où vous viennent vos sources ? Quels sont vos maîtres à créer ? J’ai beaucoup pensé à Debussy et à ses cathédrales par exemple.
Oui, la musique du début du XXe siècle est très importante pour moi. Les musiciens, Debussy, Ravel, ont découvert à cette époque toutes les sonorités provenant d’ailleurs. C’était une invitation au voyage. Pour le cas de Debussy, les gammes pentatoniques ont été pour lui une base qu’il a enrichie, étirée pour développer son propre langage. Avec quelque chose de simple, il a réussi à créer un langage formidable. Sans vouloir me comparer à son talent, j’utilise, dans un de mes morceaux, Green Jacket, un motif mélodique qui va se répéter. J’aime utiliser un motif simple et l’habiller ensuite de plusieurs modulations. Cela crée une certaine instabilité rythmique qui rend la musique plus complexe. On a alors vraiment l’impression d’une promenade, d’une transformation incessante qui part de cette simplicité.
On serait alors dans du néo-symbolisme ! En vous écoutant parler, je repensais à vos cinq titres et je remarquais qu’il y a un motif qui se répète, pas un motif musical, mais un motif thématique : le silence et le vide que l’on peut ressentir dans votre musique. J’entends le vide ici comme une exploration. Trees in the desert est la seule présence verticale dans un espace vide qui paraît infini et Empty est un exploration du néant. Votre musique explore-t-elle l’absence ?
D’une certaine manière. Au XXe siècle, on a eu John Cage avec le 4’33 qui a été fondateur dans ce domaine. Le thème du silence est très présent dans la musique. Pour moi, je l’utilise pour créer des moments de contraste, ce qui rend la musique vivante, et pour traduire la sensation de vide que l’on peut ressentir face à différents moments de la vie. J’aime beaucoup l’univers aquatique. Dans l’eau, je ressens ce vide et ce silence. C’est pour cela que j’ai été rechercher des sonorités un peu plus étouffées, pas forcément aériennes.
Y a-t-il des compositeurs électro qui vous ont nourri ? Je pensais à Christian Löffler par exemple.
Il y a Christian Löffler en effet, Jon Hopkins que j’aime beaucoup et qui construit des albums comme un voyage avec une vraie narration. C’est tout à fait fantastique car il allie les sonorités acoustiques, organiques avec des sons électro pour les triturer dans tous les sens. Il y a aussi Nils Frahm avec toutes les sonorités scandinaves.
Quand on parle de Nils Frahm ou de Christian Löffler, on a parfois tendance à parler de musique ambient ou de sound design et l’on a alors l’impression que la musique devient un arrière-plan. Qu’en pensez-vous ?
C’est un grand débat actuellement. Le sound design est une avancée technologique intéressante mais qu’il faut utiliser avec modération. Certains musiciens l’utilisent pour créer des morceaux fascinants.
Comment créez-vous ? Êtes-vous un artiste architecte ou un artiste qui tâtonne ?
J’aimerais bien avoir la réponse ! Parfois, j’expérimente une texture, une mélodie sans véritablement savoir où je vais et parfois, je pars d’une émotion vécue et je crée une narration claire. Tout peut évoluer. Quand je vais faire de la plongée ou de l’apnée, je pars tout de suite après au studio pour retrouver la sensation vécue. En pratique, le mode de création est variable.
Parfois, j’expérimente une texture, une mélodie sans véritablement savoir où je vais et parfois, je pars d’une émotion vécue et je crée une narration claire. Tout peut évoluer.
Je retiens deux choses de ce que vous venez de me dire : la première est que vous cherchez à retrouver une sensation vécue, pour ne pas dire perdue. Il y a une retranscription immédiate d’une expérience. Y a-t-il quelque chose de synesthésique dans votre musique ?
Ah vous trouvez ? Peut-être. Il est important que ma musique puisse évoquer une multitude d’éléments vécus. Je ne l’avais jamais formalisé ainsi en tout cas.
La seconde chose est le terme de « narration ». Quelle histoire nous racontez-vous Baptiste avec ces cinq morceaux ?
Je préfère laisser la liberté à chacun de se projeter. Tout ce que je peux dire c’est qu’ils racontent une introspection durant laquelle chacun essaie de faire cohabiter les parties sombres et les parties lumineuses. Il n’y a pas vraiment de programme disons. Berlioz, lui, faisait de la musique à programme. Moi, rien n’est si arrêté.
Nous avons évoqué Debussy, Ravel, vous venez d’évoquer Berlioz, vous-même avez une formation classique, comment en êtes-vous venu à composer de la musique électro ?
De façon tout à fait naturelle. J’ai été élevé en partie par ma grand-mère qui est pianiste classique et qui m’a fait jouer du piano au lieu d’aller jouer. Puis, s’est développée ma curiosité pour les sonorités qui changent de l’ordinaire. J’écoutais donc plusieurs choses et l’adolescence permet de tester plusieurs domaines éclectiques et contestables. C’est grâce au côté DJ que j’ai eu cette entrée dans le milieu électro. Au départ, c’était vraiment la dimension soirée avec les potes, puis en y réfléchissant j’ai trouvé que ce genre de musique avait du potentiel et qu’elle permettait une recherche musicale exigeante. Donc, en rentrant de l’école, je faisais mon violon et, en parallèle, de fil en aiguille, je me suis mis à la production de musique.
Dans la société, la musique classique est toujours considérée comme le genre noble par rapport à la musique électro qui est le parent pauvre de la musique.
Vous voulez dire la musique savante ?
Oui.
J’ai fait le conservatoire national de musique qui est vraiment orienté musique classique et j’ai vécu cette dichotomie entre la musique savante et le reste. Puis, il y a toute la musique contemporaine avec électro-acoustique : tout ce qu’a fait Boulez, Stockhausen, toute la musique concrète et ce qui a été développé au sein de l’IRCAM. J’ai vraiment l’impression qu’il y a une incompréhension mutuelle entre les deux mondes. L’un pense que c’est trop inaccessible et l’autre pense que c’est trahir tous les siècles de musique. Pour moi, les deux sa valent totalement et je peine à comprendre cette fracture.
Quels sont vos prochains projets ?
Travailler la musique à l’image est quelque chose qui m’a toujours fasciné. J’ai été sélectionné récemment pour faire la musique d’un court-métrage de fiction. J’aimerais donc beaucoup développer ce genre de projet avec des metteurs en scène, des directeurs photo pour créer une musique plus illustrée tout en gardant mon univers. Puis, j’aimerais aussi beaucoup les produire sur scène. J’ai eu deux concerts : le premier était lors du festival 36h de Saint-Eustache. Jouer cette musique au sein d’un endroit aussi mystique avait beaucoup de sens pour moi. C’était une expérience incroyable.
Baptiste Lagrave – EP disponibles sur Spotify et les autres plateformes.