Comment faire famille aujourd’hui ? Dans La Meilleure Part d’Eux-Mêmes, Avril Ventura explore avec intensité les complexités de cette question derrière laquelle se cache la famille moderne. Elle nous entraîne dans l’univers intime de Marie, une femme aux prises avec les défis de la maternité, des liens familiaux fragiles et des héritages invisibles qui pèsent sur son quotidien. Ce roman est l’examen de la manière dont une mère tente de naviguer entre l’amour qu’elle porte à son enfant et les angoisses qui la submergent.

Marie évolue dans un état de vigilance absolue, où les mouvements de ce nouveau-né devient un présage, une énigme qu’elle s’efforce de décrypter. L’objet de son obsession prend la forme d’une odeur, ce parfum étrange émanant de l’enfant : « Il y avait là quelque chose d’un peu âcre et alcoolisé, rappelant les relents d’ammoniaque et d’acétone que l’on perçoit dans le dissolvant pour vernis. » Cette fragrance, fugace mais tenace, devient pour elle une inquiétude viscérale, une source d’angoisse inépuisable. Marie se retrouve donc à scruter son sens, effrayée par l’éventualité qu’elle cache une anomalie, qu’elle trahisse un mystère inexploré chez son enfant.
La quête d’ancrage dans une réalité mouvante est désespérée, incertaine, car toute tentative de contrôle lui échappe. Pour Marie, s’accrocher à cette odeur devient une façon d’affermir un univers en perpétuel déséquilibre, comme si percer son secret pouvait dissiper l’inquiétude qui la ronge. La justesse de l’écriture est ici quasi clinique car elle capte le vertige de cette obsession sans jamais la réduire à un symbole creux. En cela, l’odeur n’est pas une métaphore abstraite : elle est tangible, imprégnée dans le quotidien de Marie, une présence lourde, oppressante, qui nourrit ses peurs les plus profondes, toujours au bord de l’indicible – une présence que nous voyons se dessiner sous nos yeux.
La justesse de l’écriture est ici quasi clinique car elle capte le vertige de cette obsession sans jamais la réduire à un symbole creux.
Paul : présence d’un père absent
Le père de l’enfant, Paul, est absent du récit, mais son ombre plane sur chaque page : il est présent dans les traits du bébé, dans les souvenirs qui hantent Marie. Même si elle tente de se détacher de lui, de croire que leur histoire est révolue, Paul demeure une figure incontournable dans sa vie : « Marie pensait que Paul souffrait toujours. Il lui arrivait même d’imaginer qu’une part de lui-même sentait que quelque chose de leur amour subsistait. » L’enfant est le lien indéfectible qui les unit, rappelant constamment à Marie ce passé qu’elle voudrait oublier. Ventura illustre ainsi avec finesse la complexité de faire famille en l’absence d’un des parents. Marie se retrouve confrontée à la question de savoir si l’enfant est véritablement le sien seul, ou s’il est aussi le porteur d’une histoire qu’elle ne peut effacer. Cette dualité crée en elle une tension permanente, entre le désir de protéger son enfant et la difficulté de se libérer des traces laissées par Paul.
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À la recherche du moment perdu : la photographie
La photographie occupe une place centrale dans la manière dont Marie tente de maîtriser son univers. Elle se sert de l’appareil photo comme s’il pouvait l’aider à saisir l’essence de son enfant. « Elle s’était réappropriée l’appareil et, bientôt, son regard sur l’enfant n’était plus venu se superposer à l’enfant lui-même, il en était devenu le prolongement naturel. » Chaque cliché est une tentative de figer le temps, de comprendre cet être qui lui échappe constamment.
Cependant, cette démarche se heurte à une réalité frustrante : l’image ne parvient jamais à capturer entièrement l’enfant tel qu’il est. Plus Marie cherche à le photographier, plus elle prend conscience du fossé entre l’image figée et l’enfant vivant, en perpétuelle évolution. Cette prise de conscience accentue son sentiment d’impuissance. L’enfant change, grandit et chaque photo devient le témoignage de ce qui n’est déjà plus, renforçant l’idée que le contrôler est impossible.
Faire famille et en hériter : précarité de l’équilibre, écriture funambule
L’héritage familial pèse lourdement sur Marie. Sa relation avec sa mère, Élisabeth, est complexe et teintée de tensions sous-jacentes, notamment en raison de la force de la culpabilité qui est, pour sa mère, une « arme ». Cette culpabilité, enracinée dans une dynamique familiale toxique, devient un outil subtil de manipulation pour Élisabeth qui cherche à orienter les choix de Marie et à façonner ses comportements et ses pensées selon des normes qu’elle estime conformes aux attentes sociales. Par ce levier émotionnel, Élisabeth impose une pression implicite qui pousse Marie à se conformer à un idéal qu’elle n’a pas choisi, tout en étouffant ses propres aspirations et désirs. Bien qu’Élisabeth l’aide avec l’enfant, leur interaction est chargée de non-dits et de ressentiments. « Son parfum sur l’enfant, c’était la trace d’un passage de relais. » L’odeur de sa mère qui imprègne le bébé symbolise cette transmission inévitable, cet héritage qu’elle reçoit malgré elle. Marie est ainsi tiraillée entre le désir de se construire en tant que mère indépendante et la réalité de l’influence maternelle. Ventura décrit alors la difficulté de se défaire des schémas familiaux, des attentes et des blessures du passé. Face à eux, Marie se questionne : peut-elle être une mère différente de celle qu’a été sa propre mère ? Est-il possible de créer une nouvelle dynamique familiale, affranchie du poids du passé ?
Face à ce climat d’hypertension angoissante, l’écriture d’Avril Ventura dissèque les émotions de Marie avec une minutie qui plonge le lecteur au cœur de ses angoisses : nous ne pouvons y échapper et sommes, à notre tour, entraînés avec elle : « Marie avait la sensation de faire quelque chose qui était interdit, de dérober à son insu quelque chose à l’enfant. » Cette introspection poussée crée une atmosphère presque claustrophobique, où chaque pensée de Marie est examinée et retranscrite au peigne fin de la réalité narrative.
La maternité comme perte de contrôle
Le roman explore avec acuité la question du contrôle, ou plutôt de son effritement. Pour Marie, la maternité se révèle un espace de tensions où elle s’efforce, parfois avec acharnement, de conserver une emprise sur son rôle et sur son enfant, mais les gestes et les moments partagés semblent lui rappeler l’inéluctable autonomie de l’autre. « Le plus souvent il était en sueur, mais elle était désormais parvenue à déceler les subtilités qui distinguaient l’odeur en question de celle de la transpiration de l’enfant. » Sa fixation sur les détails, sur les sensations olfactives, révèle sa difficulté à accepter l’imprévisible, l’autonomie croissante de son enfant, l’insaisissable personnifié.
En dépeignant cette frénésie du contrôle, l’autrice pointe du doigt la fragilité de certains équilibres familiaux.
Effectivement, les liens se tissent et se dénouent, les présences se succèdent aux absences, composant une toile généalogique complexe, notamment parce que Marie tente de bâtir sa propre version de la famille, tout en se heurtant inlassablement aux résistances du quotidien : l’élan d’indépendance de son enfant, l’emprise indélébile de sa mère, l’ombre omniprésente de Paul, toujours à la lisière de leur existence.
Le roman sonde la signification du « faire famille » aujourd’hui, à une époque où les modèles classiques s’effritent sous les assauts de nouvelles formes d’unions et de solitudes. La famille ici apparaît comme un organisme en perpétuel mouvement, un champ de forces mouvantes et instables où chaque attachement est une négociation, où chaque distance est une résignation.
Marie évolue dans ce théâtre de contradictions, hantée par ses propres failles, ses peurs souterraines et ses aspirations incertaines, tandis qu’elle s’efforce de construire un cocon protecteur pour son enfant. La lutte est silencieuse, oscillant entre désir d’ancrage et besoin de liberté, et offrant ainsi une réflexion puissante sur les tensions modernes de l’intimité : doit-on contrôler pour aimer ? La famille, du fait de cette remise en question contemporaine, pourrait donc se défaire de ses systèmes anciens pensés et pansés derrière l’universalité : ici, elle apparaît surtout comme un espace de tensions et de compromis, un terrain où se confrontent vulnérabilité et résilience.
La maternité est ainsi présentée comme une expérience intense, à la fois enrichissante et déstabilisante, car la protagoniste est confrontée à ses limites, à ses vulnérabilités et réalise que malgré tous ses efforts, elle ne peut tout contrôler. Cette prise de conscience est douloureuse, mais ouvre aussi la voie à une forme d’acceptation : elle apprend, lentement, à vivre avec l’incertitude, à laisser son enfant être lui-même.
En somme, La meilleure part d’eux-mêmes est une œuvre habitée par une méditation introspective et nuancée sur les liens familiaux, la maternité et la quête identitaire. Méditation qui devient médiation, car nous y saisissons à notre tour les subtilités de l’expérience maternelle. Ajoutons que l’écriture, à la fois aérienne et acérée, déploie une immersion saisissante dans les labyrinthes de l’intimité. L’auteure parvient à toucher le lecteur par une vérité brute, une justesse sans artifice, révélant les recoins inavoués de l’expérience de la maternité sans jamais trahir sa complexité : pourrions-nous vraiment, à notre époque, faire famille simplement ?
- La Meilleure Part d’Eux-Mêmes, Avril Ventura, Alma Editeur, 2024.
- Crédit photo : © Manika Auxire
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