Dans L’Avenue de verre de Clara Breteau, la narration plonge au cœur des failles de la mémoire, qu’elle soit intime ou collective, à travers l’histoire d’Anna, héritière d’un passé colonial marqué par la violence et les non-dits. Ce récit entrelace les générations, les lieux et les corps, en explorant ce que signifie transmettre, réparer ou même survivre à ce qui a été brisé. La prose, précise et tranchante, déploie un monde où la mémoire, entravée par le poids des histoires enfouies dans les objets, tente malgré tout de refaire surface. Comment se reconstruire lorsque les éclats du passé persistent à imposer leur présence ?
La maison des grands-parents français d’Anna, imprégnée d’objets et de souvenirs, reflète une mémoire traversée par l’histoire coloniale. Ingénieur, le grand-père d’Anna avait travaillé dans un contexte lié à l’empire, sans que les récits familiaux n’en exposent explicitement les implications. De fait, le foyer familial devient ainsi un espace de silences, les traces matérielles traduisant en objets les ambiguïtés d’un héritage colonial enfoui. Les armoires métalliques, où le grand-père entreposait ses milliers de dessins, sont décrites avec une précision presque visuelle : « Quand elle la touchait, la tôle s’ébrouait dans un bruit sourd, un roulement de tambour. » Cette image sonore donne une matérialité presque vivante à l’objet, qui devient un réceptacle de souvenirs enfouis. Ces dessins, qualifiés de « têtes » et de « multi-têtes », sont eux-mêmes des échos d’une foule indistincte, celle que le grand-père voyait dans les « foules des métros, des manifestations » et dans laquelle Anna retrouvera plus tard « des visages qu’on voit mieux rassemblés en bouquets ». L’armoire dépasse son rôle de lieu de stockage pour devenir métaphore du travail de mémoire, où les souvenirs s’empilent, se cachent et s’emmêlent : comment démêler le vrai du faux, le souvenir heureux de la douleur ?
La violence coloniale : une mémoire sans visage
Le roman donne une place centrale à la question de la violence coloniale, en soulignant ses mécanismes d’effacement. Par exemple, l’évocation des crânes des résistants algériens entreposés dans les sous-sols du musée de l’Homme frappe par sa froideur : « Parmi elles, il y a celle d’un chef de la région de Hadj, Bouziane, fichée en 1849 en haut d’une pique aux côtés de celle de son jeune fils, parmi des monceaux de cadavres, de maisons détruites et d’arbres arrachés. » Ces restes humains, rendus anonymes et enfermés dans une armoire, sont à l’image d’une mémoire coloniale niée. Et Anna, en contemplant cette scène sur son écran, s’interroge sur l’effacement du passé et sur le pouvoir des objets comme porteurs d’histoire. Le texte insiste ainsi sur cette mémoire mutilée, où la violence ne disparaît pas mais continue de travailler en sous-main les générations suivantes.
La figure de Bugeaud, le général des campagnes de colonisation en Algérie, est convoquée pour rappeler la brutalité systématique de la conquête. La stratégie décrite est glaçante : « Détruire toute forme d’opposition en affamant le pays par la dévastation, la confiscation des récoltes et du bétail, en brûlant les hameaux et les villages. » Ce spectre ne vient pas que du passé ; il hante encore les esprits des familles algériennes : « À la naissance du père d’Anna, dans les années 40, toutes les femmes d’Algérie agitaient encore devant leurs enfants le spectre de Bugeaud sous les traits de Bouchou, un ogre sanguinaire. » Cette transmission des traumatismes, souvent silencieuse, façonne la psyché d’Anna et de son entourage.
Le texte insiste ainsi sur cette mémoire mutilée, où la violence ne disparaît pas mais continue de travailler en sous-main les générations suivantes.
La transmission et ses failles
L’identité familiale d’Anna repose sur des fragments, des trous, des doubles. En effet, prenons l’attribution de l’état civil colonial par exemple, qui reflète cette instabilité : « Dans le pays de son père, il arrivait qu’un nouveau-né reçoive pour prénom et date de naissance ceux de son frère aîné si celui-ci, décédé, n’avait pas été déclaré. » Cette fluidité des identités, où la mort semble absorber le vivant, rend toute généalogie incertaine. Anna s’interroge : « Son grand-père faisait-il partie de ces morts-vivants nés dans la colonie ? » Cette confusion révèle une tension constante dans le texte : comment reconstruire une histoire familiale, personnelle, quand les points d’ancrage se dérobent ?
Le prénom de son fils, Hadj, est investi d’une fonction réparatrice. Anna y voit un « talisman de quatre lettres » et « un rappel de ce qu’Anna a appris. Qu’un trauma sécrète souvent ses propres antidotes, qu’il serre dans ses coutures ce qui peut le guérir. » Cette idée, que la douleur peut porter en elle-même les germes de sa résolution, traverse tout le roman qui navigue lui-même entre résilience et tentative de recoudre des liens brisés.
Les objets et la matérialité de la mémoire
Dans L’Avenue de verre, les objets jouent un rôle crucial dans le processus mémoriel et sont à la croisée des chemins cognitifs. De fait, la chemise d’un voisin décédé, suspendue sur une corde à linge, devient un point focal pour Anna, qui y voit une trace de la vie et de la mort : « Toujours un peu vivant, du moins tant qu’il y avait cette chemise pour s’égoutter lentement, onduler brièvement dans les mouvements de l’air. » Ce vêtement, à la fois vide et chargé de signification, illustre comment des éléments anodins peuvent devenir des supports de mémoire. Les objets sont par ailleurs des témoins muets de la violence car, lorsqu’Anna explore les traces du passé colonial dans un château, elle associe la conquête de l’Algérie à « cette pierre, de ce vin, de cette eau, dans cette petite vallée juste à côté de chez eux. » Cette proximité géographique entre l’histoire coloniale et le quotidien d’Anna illustre une continuité insidieuse entre passé et présent qui, finalement, ne se quittent jamais.
Cette idée, que la douleur peut porter en elle-même les germes de sa résolution, traverse tout le roman qui navigue lui-même entre résilience et tentative de recoudre des liens brisés.
Le corps comme archive
Le corps occupe une place centrale dans le texte, en cela qu’il est lieu de transmission et espace de résistance. Anna observe son fils manipuler des objets minuscules, répétant des gestes d’exploration : « Ses gestes se font si patauds qu’Anna croit voir un géant en train de manipuler des bouts de notre monde. » Ce corps d’enfant, qui découvre le monde par le toucher, est mis en parallèle avec le sien, marqué par les blessures de la mémoire. Cette exploration du corps se double d’une réflexion sur le langage. Anna, en parlant à son fils, se surprend à emprunter la langue des « très vieux » : « En ancien français aussi, le petit-fils se dit ’petit grand-père”. » Cette expression relie les générations dans un jeu d’échos où l’enfant devient porteur d’un passé qu’il n’a pas vécu.
Le corps occupe une place centrale dans le texte, en cela qu’il est lieu de transmission et espace de résistance.
L’Avenue de verre de Clara Breteau rassemble fragments d’objets, récits et lieux, tout en questionnant la manière de donner forme à une mémoire qui se dérobe. Le texte suit les méandres du traumatisme, les non-dits et les cicatrices d’une histoire partagée. Au centre, Anna cherche à tisser des liens entre les générations et à combler les brèches laissées par la violence, en interrogeant les silences et les absences qui jalonnent son héritage. Ce travail de mémoire, personnel et collectif, se reflète dans l’écriture elle-même, car les détails et les descriptions portent une charge signifiante, réévaluant notre rapport au passé et à la transmission. Ce premier roman s’inscrit avec force dans une littérature de la mémoire, conjuguant une rigueur formelle à une profondeur évocatrice qui résonne intensément.
- L’Avenue de verre, Clara Breteau, Éditions du Seuil, 2024.
- Crédits photo : ©VilledeTours-F.Lafite.
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour publier un commentaire.