La littérature témoigne, interroge, cherche à saisir l’indicible. Je danserai pour toi est un de ces romans qui relate une expérience infiltrée par l’attente et la peur à chaque instant. L’ouvrage retrace la naissance d’Hadrien, atteint d’une malformation cardiaque sévère et la lutte de ses parents contre un contre-la-montre imposé par le diagnostic médical. L’écriture se fait au contact du réel, plongeant au cœur du quotidien hospitalier et rendant la menace omniprésente.

Je danserai pour toi suit la trajectoire d’une mère confrontée à la maladie de son fils Hadrien, né avec une malformation cardiaque qui réduit son espérance de vie à quelques mois. Contre les prédictions médicales, l’enfant survit trois ans mais dans cet espace incertain entre la vie et la mort, ses parents refusent d’attendre passivement l’inéluctable. L’hôpital, ancrage malgré la tempête, se fait lieu de résistance, permettant à l’amour de se construire malgré l’urgence. Parallèlement, la narratrice est aussi hantée par la mort de son frère Guillaume, survenue un an avant la naissance d’Hadrien, et le récit tisse un lien entre ces deux disparitions. La mémoire s’accroche aux objets, aux gestes, aux détails du quotidien, cherchant à fixer ce qui, fulgurant, disparaît. Après la mort inéluctable d’Hadrien, l’écriture devient le dernier refuge contre l’oubli, une tentative de préserver ce qui s’efface, sans chercher à combler le vide ni à donner un sens à l’inacceptable.
Une immersion dans l’urgence et l’angoisse
Le récit s’ouvre sur l’accouchement de la narratrice à l’hôpital Necker, un moment qui aurait dû être l’incarnation de la joie, mais qui se mue aussitôt en angoisse : la mise en place des tuyaux, l’absence de pleurs, la distance imposée entre la mère et son enfant instaurent une tension qui ne faiblira jamais. Ces phrases annoncent cette bascule brutale : « Cela n’arrivait pas. Cela n’arriverait peut-être jamais. En moi, dans mes bras, il n’y avait plus rien. » Le personnel médical entoure dès lors l’enfant, prend les décisions sans délai, reléguant la mère à un rôle d’observatrice impuissante : ce qu’elle croyait être un début devient une lutte contre le temps, les secondes posées sur ses épaules pesantes comme des menaces diffuses et perpétuelles.
Dès les premiers jours de la vie d’Hadrien, l’incertitude domine. Maintenu en vie par des machines, les diagnostics restent flous et les perspectives sinistres : « Avec un cœur dans cet état… c’est une question d’heures. » L’énoncé résonne comme un verdict, inéluctable. Pourtant, contre toute attente, Hadrien continue de respirer. Du fait de ce miracle venant bouleverser le cours du réel, une temporalité nouvelle se crée, faisant de l’attente la condition d’existence et de survie des parents, mise en péril par la possibilité de la mort, latente et dictatoriale.
Après la mort, l’écriture devient le dernier refuge contre l’oubli, une tentative de préserver ce qui s’efface, sans chercher à combler le vide ni à donner un sens à l’inacceptable.
Le spectre du passé : deuils qui se superposent
La lutte pour la survie d’Hadrien s’entrelace avec un deuil récent : la mort du frère de la narratrice, Guillaume, dans un accident de moto. Cette perte sature le texte et structure son rapport à la temporalité. L’enfant naît un an après ce décès, créant un rappel traumatique troublant : « Mon fils est né le 10 juillet. Il faisait nuit. […] Un an et quelques jours plus tôt, mon frère était allongé sur le dos, dans l’herbe pelée qui bordait une route nationale. À midi, ce jour-là, il avait cessé de respirer. » Cette symétrie crée une boucle où passé et présent dialoguent en permanence. Le traumatisme de la mort de Guillaume ne s’efface donc jamais et resurgit dans les moindres détails du quotidien, rendant l’épreuve d’Hadrien encore plus vertigineuse. Ce deuil inscrit la narratrice dans un cycle qu’elle reconnaît et redoute. Lorsqu’elle revit, mobilisant une mémoire involontaire, le premier Noël passé sans Guillaume, elle comprend qu’un processus similaire s’enclenche : « J’ai déjà vécu cela, le compte à rebours, les dates, le premier anniversaire d’après, le premier Noël d’après. » L’expérience du manque, déjà ancrée dans sa chair, se réactive face à la menace qui pèse sur son fils.
L’hôpital comme espace hors du monde
La chambre d’hôpital devient le centre du récit, un huis clos où les jours et les nuits se confondent. L’univers médical impose ses règles, annihile les repères. Ce cadre froid et méthodique est contrebalancé par l’humanité des instants arrachés à la détresse. Les machines rythment les heures, les visites des médecins segmentent la journée quand mère tente d’habiter cet espace d’une manière qui ne soit pas uniquement douloureuse.
La rencontre avec une autre mère, endeuillée, introduit une forme de transmission, une manière d’appréhender l’indicible. Elle raconte comment elle a tenu sa fille mourante dans ses bras et cette scène bouleverse profondément la narratrice : « Ensuite, je n’ai plus jamais eu peur de rien. » Ce témoignage amorce une mutation intérieure. De fait, il n’est plus seulement question d’attendre un dénouement ; il est désormais impératif d’agir, de donner un sens à ce qui peut encore être vécu.
L’univers médical impose ses règles, annihile les repères.
L’acte de résistance : vivre malgré tout
Face à l’angoisse et à l’attente, les parents d’Hadrien choisissent une posture qui refuse la fatalité. Ils transforment le temps accordé à leur fils. L’un des passages les plus marquants se joue lorsqu’ils lui font écouter Making Plans for Nigel de Nouvelle Vague : « He must be happy. » / « Nigel just needs that helping hand. » Les paroles prennent une résonance nouvelle : ce qui pouvait sembler anodin devient une déclaration de principe car Hadrien mérite une vie qui ne soit pas uniquement suspendue à une issue tragique. Ce moment amorce alors un basculement pour l’espoir qui n’est plus une attente passive, mais une volonté active.
Ce choix se matérialise par une image forte : celle du voyage. En effet, ils imaginent un périple en voiture, une route infinie, un mouvement perpétuel qui ne peut s’arrêter – ce projet incarne une réponse au déterminisme médical, une manière de réinvestir le présent, de le révolutionner.
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L’après : un vide que le langage ne comble
Le récit dépasse l’hôpital pour explorer également l’après, le retour au domicile sans l’enfant, la confrontation à la chambre préparée mais vide : « Un berceau vide est plus terrifiant qu’un cercueil occupé. » L’absence imprègne donc l’espace, chaque objet incarnant le rappel d’un futur rêvé qui n’a pas eu lieu. Le texte adopte alors une tonalité qui fait de la mémoire un rempart contre l’effacement : énumérer les cadeaux de Noël passés, les jouets inutilisés, est un geste de résistance face au temps qui érode le souvenir.
Finalement, la narratrice perçoit la rémanence du passé, la persistance des traces. Elle regarde le paysage et y voit les marques laissées par Hadrien l’été précédent : « La terre est froide et détrempée. Je frissonne. Le gazon a poussé, a recouvert les traces que tu avais faites l’été dernier avec le petit camion rouge. » Cette inscription dans l’espace atteste de l’existence passée de l’enfant, même si les signes matériels de son passage s’estompent.
L’écriture épouse l’état de sidération et l’élan vital, l’instant figé et le mouvement du souvenir.
Je danserai pour toi dépasse l’après de la perte car il cherche à retranscrire avec justesse l’expérience de la disparition et les tentatives pour lui résister – en somme, les tentatives pour survivre à la perte, pour faire le deuil. L’écriture, d’un réalisme parfois saisissant, épouse l’état de sidération et l’élan vital, l’instant figé et le mouvement du souvenir. Elle vise ainsi la restitution d’une subjectivité bouleversée ; la douleur se dévoile ici dans sa matérialité brute. Il en résulte une persistance de la présence, une empreinte indélébile de ce qui a été vécu et, à travers elle, le langage comme dernier refuge contre l’oubli imposé par le temps.
- Je danserai pour toi, Aurélie Razimbaud, Éditions Denoël, janvier 2025.
- Crédits photo : ©JC MARMARA.
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