Toute la semaine, Zone Critique couvre le salon du livre de Montréal, et vous propose de découvrir mes meilleurs auteurs de la création contemporaine québécoise.
Dans son sixième roman, Peau-de-sang, publié en France par Le Tripode, Audrée Wilhelmy explore la figure de la prostituée dans un espace et un temps indéfini. Grâce à cette narration, l’autrice transporte le lecteur dans un monde qu’il est libre de comprendre et d’analyser avec, tout de même, une volonté de proposer un conte politique.
Benoit Landon : Votre roman porte le nom de son personnage principal. Dans le village de Kangoq, cette femme est plumeuse d’oie, travailleuse du sexe et joue un rôle à la fois dans l’éducation des filles et auprès des maris. D’où vous vient l’idée de ce personnage ?
Audrée Wilhelmy : J’ai ce personnage en tête depuis six ou sept ans. Il m’est apparu après avoir entendu dans la salle d’attente d’un dentiste la chanson « Belle » de la comédie musicale Notre-Dame de Paris. Je devais me concentrer sur autre chose que mes dents avant le rendez-vous, alors j’ai réfléchi à la chanson et j’ai trouvé que le personnage d’Esméralda était assez particulier. C’est une figure complètement gravitationnelle à laquelle on a très peu accès (du moins dans la comédie musicale) et qui sert plutôt à révéler les autres personnages autour d’elle, particulièrement les personnages masculins. Elle obsède tout le monde, mais personne ne sait rien à son sujet. Peau-de-sang est une figure un peu similaire, bien que moins vulnérable et moins jeune. Le lecteur doit l’inventer lui-même, parce qu’elle n’a pas vraiment d’apparence décrite. On ne sait pas d’où elle vient, on ne connaît pas vraiment son caractère non plus. Chaque lecteur doit donc se l’approprier, comme le font les gens du village.
BL : Elle m’a fait penser aux sorcières de la Nouvelle-Angleterre.
AW : C’est une figure qui emprunte beaucoup à l’archétype des sorcières, mais la plupart des femmes libres, en général, se retrouvent à entrer dans cette catégorie. Peau-de-sang représente une vision contemporaine de la réécriture de la figure de la sorcière influencée par le féminisme. Historiquement, aussitôt qu’une femme sans enfant vit selon ses propres codes, elle rentre dans cet archétype.
BL : Pourquoi doit-elle mourir dès le début du livre pour que son histoire soit racontée ?
AW: Au début de l’automne, j’ai eu l’occasion d’en parler beaucoup lors de ma tournée en France. À cette occasion, quelqu’un m’a dit qu’elle avait quelque chose de christique, c’est-à-dire que sans sa mort, le chemin qu’elle met en place ne peut pas être complété. C’est tout à fait vrai. Pour que l’émancipation de tout le monde puisse avoir pleinement lieu, elle peut difficilement rester vivante. Avec ce livre, je voulais aussi placer le lecteur dans une posture d’enquête en lui révélant dès le départ la mort à venir pour qu’il puisse s’intéresser à la vie du village dans une perspective de résoudre quelque chose.
BL : Une part importante du livre concerne le rapport entre hommes et femmes et l’apprentissage de ces relations. Est-ce que c’est un rapport contemporain que vous avez voulu explorer (sans pour autant apporter d’éléments temporels concrets aux lecteurs) ?
AW : J’ai l’impression qu’il s’agit du roman le plus politique que j’aie écrit. Dans les précédents, mes idées sont plus en arrière-plan, moins définies même pour moi. Alors que dans ce roman, je savais en partie ce que je voulais dire. Il y a une critique des structures patriarcales, mais sans exclure les impacts subis par les hommes. On le voit dans les personnages du notaire ou du médecin, ils sont contraints par des rôles et des fonctions sociales qui ne leur conviennent pas non plus. La structure est oppressive pour tout le monde. Cet aspect est essentiel dans ma perspective du féminisme, c’est un enjeu qui affecte tout le monde et qui impose des manières de vivre et des contraintes de comportement à l’ensemble de la population. Il y a par ailleurs une dédramatisation de la sexualité et de la fonction sociale du travail du sexe qui me paraissait importante. Je pense que lorsqu’on apprend à se connaître, à perdre la fragilité de notre identité, on est plus capable d’accueillir l’identité des autres sans vouloir imposer notre vision des choses. La meilleure manière de vivre en société est d’être confiant par rapport à ce que l’on est et de réussir à accepter que l’autre ne soit pas comme nous.
BL : Dans le roman, il y a peu de repères temporels et géographiques. Nous savons que l’action se situe dans la ville de Kangoq, pourquoi avoir voulu détacher l’histoire du temps et de l’espace ?
AW : L’ensemble de mes romans sont construits de cette manière. L’idée est d’avoir un espace ouvert, mouvant, proche du conte pour que le lecteur puisse se l’approprier. Certains lecteurs me disent que c’est un univers apocalyptique, d’autres que le roman se déroule au Moyen Âge. Il n’y a pas de raison que ce soit plus l’un que l’autre. J’aime que le lecteur ait sa place dans la co-création du roman qu’il est en train de lire.
J’aime que le lecteur ait sa place dans la co-création du roman qu’il est en train de lire.
BL : J’ai l’impression qu’il s’agit d’un trait commun aux autrices et auteurs du Québec. Est-ce une généralité de le dire ou quelque chose qui distingue cette littérature ?
AW : Nous avons un rapport plus souple à la création. Je crois que cela vient du fait que nous sommes à la frontière de différentes cultures, que nous les fusionnons avec plus de liberté. De plus, de nombreux auteurs contemporains viennent des programmes académiques de création littéraire. L’enseignement, au Québec, est très différent de ce qui se fait en France. Le rapport maître-élève au Québec est moins autoritaire et hiérarchique. Nous sommes plus encouragés à engager des conversations et à développer une réflexion sur notre pratique. Il n’y a donc pas une bonne ou une mauvaise chose à faire. Le parcours est moins intellectuel, mais il est très pluridisciplinaire. Notre rapport au savoir est plus holistique. Si nous sommes en dialogue pendant la création, nous le sommes donc aussi lors de la réception.
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BL : En effectuant des recherches sur ce mot Kangoq (le nom du village dans le livre), j’ai découvert que cela signifiait oie des neiges en Inuit. Pourquoi avoir voulu inclure des langues anciennes dans votre œuvre ?
AW : Ce sont des recherches dans les dictionnaires des langues traditionnelles qui m’ont amenée vers tout un langage. Kangoq fait écho à Blanc-Résine (Grasset, 2022) où ce village existe également. Dans ce roman, j’ai un personnage qui incarne la nature et comprend toutes les langues de la nature. Je voulais traduire l’idée d’une nature et d’une compréhension qui dépasse celle du lecteur. Pour cela, j’ai intégré des mots de plusieurs cultures différentes nordiques (autochtones, écossaise, irlandaise, russe…).
BL : D’où est venue la nécessité d’inventer une narration sans points ni majuscules pour raconter l’histoire de Peau-de-sang ?
AW : Peau-de-sang raconte à la première personne son histoire, mais c’est une voix d’outre-tombe. Je voulais traduire le fait qu’elle était morte de cette façon. L’absence de points est centrale et traduit l’idée de la mort. Peau-de-sang a un rapport au temps différent de celui du lecteur. Par ailleurs, il s’agit d’une voix à la première personne, mais omnisciente. Il y avait donc aussi cette volonté de traduire cet état.
L’intégration des autres voix s’est imposée dès le départ. C’est apparu dans l’écriture et je me suis rendu compte que cela devait être écrit ainsi, même si je ne savais pas exactement pourquoi. Ce procédé va au-delà de l’effet de style, parce qu’il ajoute des informations sur le texte.
BL : Comment travaille-t-on l’invention d’un langage ?
AW : Il s’agit surtout d’inventer la voix du texte et de trouver celle qui correspond à l’histoire. Cela prend souvent du temps, mais en général, je ne vais pas travailler sur l’ensemble du roman. Je vais travailler sur les premières scènes ou sur une scène très frappante. Je vais la réécrire pendant des mois. Arrêter, retourner, arrêter, retourner… Mais je n’écris pas le roman au complet avant de savoir comment je vais l’écrire. Il m’a fallu du temps pour trouver cette voix, mais quand je l’ai trouvée, ça a été très naturel. C’est le roman que j’ai pris le plus de plaisir à écrire de tous ceux que j’ai publiés jusqu’à maintenant.
BL : Il y a toujours eu un lien entre la mort et le sexe en art, il est très présent dans ce livre. Pourquoi avoir voulu les associer dans le personnage de Peau-de-sang ?
AW : Parce qu’il y a à la fois sa mort à elle, son travail de plumeuse, et la présence de la Yaga comme figure représentative de la mort. Ce sont des pulsions assez naturelles à associer puisqu’elles sont au cœur de nos vies. Avoir conscience de sa mort, avoir un rapport au plaisir, au désir, à la douleur aussi associée et à la sexualité et à l’éventualité de la mort donne accès à la complexité des individus, aux différents rapports que nous entretenons.
BL : Le personnage de la prostituée est assez populaire dans la littérature contemporaine, que représente-t-elle pour vous ?
AW : Je ne peux pas me revendiquer de la prise de parole des autrices contemporaines utilisant cette figure. La prostituée que je mets en scène choisit cette voie, alors que la prostitution est globalement plus complexe que ce qui est mis en scène dans mon roman. D’où aussi l’intérêt de le faire dans un non-temps et un non-lieu, parce que je n’ai pas besoin de me soucier du réel. Je peux être dans une espèce d’archétype. Avec Peau-de-sang, je voulais montrer un personnage avec une autonomie et une liberté dans son rapport au corps, mais aussi le désir des autres à travers la proximité avec ce personnage. Elle m’a permis de creuser différentes formes de désirs, de peurs, d’inconforts et de tabous.
Avec Peau-de-sang, je voulais montrer un personnage avec une autonomie et une liberté dans son rapport au corps, mais aussi le désir des autres à travers la proximité avec ce personnage.
BL : En parallèle de l’écriture, vous êtes une artiste pluridisciplinaire, qu’est-ce que cela apporte à votre écriture ?
AW : Oui, je fais de l’art visuel, de la sculpture, de la transformation de matière, de la peinture et de la photo. Mon écriture est sensorielle, mais surtout du point de vue du toucher avec la chaleur, le froid, les textures, le gluant, le mouillé, le sec… Nécessairement, une pratique pluridisciplinaire vient teinter l’écriture et l’écriture vient teinter le reste de la pratique aussi. Je ne pense pas que cela peut vraiment fonctionner en sillon séparé.
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