Aravind Jayan

Aravind Jayan : God’s Own Country

Dans Jeune couple s’éclate en plein air (Actes Sud), Aravind Jayan plonge au cœur de l’Inde contemporaine, où l’hyperconnectivité des millenials se heurte au conservatisme des anciens, entièrement tournés vers l’apparence et la réussite sociale. 

Ce n’est pas tous les jours qu’un premier roman indien se fait traduire en quatre langues européennes : l’italien, le suédois, l’allemand et maintenant le français. Cet exploit du jeune Aravind Jayan, que son éditeur anglais ne craint pas de comparer au premier Philip Roth, m’a d’autant plus interpellé que j’entretiens un lien affectif car familial avec le Kerala, région indienne d’où est originaire l’auteur. J’espérais donc découvrir un texte qui donnerait une image autrement réaliste de l’Inde actuelle que la rébarbative triade couleurs, divinités, épices dont le versant négatif conjugue tout aussi nonchalamment crasses, conflits religieux et misère. 

Le mariage est une union conjugale contractuelle et rituelle 

Jeune couple s’éclate en plein air raconte l’histoire de deux étudiants : une fille et un garçon, Anita et Sreenath dit Sree, âgés de vingt-deux ans, issus de la classe moyenne émergente et habitant à Trivandrum, capitale du Kerala que les nationalistes hindous au pouvoir se sont amusés à renommer Thiruvananthapuram en 1991. Mais passons. Car bien que la première semble être chrétienne et le second hindou, ce ne sont pas les présumées appartenances religieuses qui portent l’intrigue, mais les ébats amoureux – clandestinement filmés et mises en ligne – auxquels le couple s’est inconsciemment adonné en plein air. « Je m’inquiète sûrement pour rien. Elle parle beaucoup, après tout. Mais d’après elle, il y aurait une vidéo louche de lui sur internet. […] Avec une fille apparemment. Tout le monde est au courant, paraît-il. »

Une situation de départ dont la configuration est aussi banale que son potentiel narratif prometteur.

Puis c’est aussi l’histoire de deux frères et de leurs trajectoires divergentes. Les péripéties d’Anita et Sree à la suite de leur amusement extérieur (le titre anglais parle de to have fun outdoors) sont relatées par le frère cadet de Sree. Évoluant désormais dans des cercles différents (le narrateur est journaliste-stagiaire, alors que l’aîné prépare un diplôme d’expert-comptable), ils ne partagent plus les mêmes valeurs. Ce qui ne les empêche pas de s’allier occasionnellement lorsqu’il s’agit de supporter les colères parentales et même de chérir un commun désir d’échapper à un milieu familial et social particulièrement étriqué – en tout cas ressenti comme tel. « [N]os parents n’étaient pas du genre à garder leur colère pour eux, pas du genre passif-agressif. Il n’était pas rare de les entendre crier, et si ça ne fonctionnait pas, ils s’exprimaient volontiers en faisant voler tasses, soucoupes et assiettes. Je ne cherche pas à nous faire passer pour une famille de sauvages. Simplement, aucun de nous n’avait le temps de se montrer subtil. »

Enfin, Jeune couple s’éclate en plein air est le roman d’un clash générationnel où le qu’en-dira-t-on des parents entre en conflit avec les aspirations émancipatrices d’une jeunesse pourtant constamment rivée sur son portable, vibrant au rythme des fils de commentaires. Soucieuses de sauver les apparences sociales, les familles d’Anita et Sree considèrent le mariage arrangé comme seule issue honorable pour rétablir ne serait-ce qu’une partie de leur réputation gravement endommagée par la mise en ligne d’une vidéo dont la diffusion ne cesse de s’accroître. C’est cette option du mariage qui occupe la seconde partie du récit et qui donne un aperçu saisissant du conservatisme ambiant.

Un récit opaque qui peine à brosser un tableau durable. 

La forme est le fond qui remonte à la surface 

Qu’en est-il de la forme donnée à l’intrigue ? Classique diront les uns, conventionnelle les autres. Jeune couple s’éclate en plein air présente en effet un récit linéaire, narré à la première personne et rapportant de manière chronologique les turpitudes suscitées par le devenir viral de la vidéo. L’ensemble est assez opaque dans la mesure où les multiples enjeux (personnels, familiaux, sociaux) nous parviennent uniquement par le biais du frère cadet. Ainsi s’installe une subjectivité qui peut évidemment se défendre, mais qui néanmoins empêche d’intégrer les points de vue extérieurs lesquels auraient été nécessaires afin de sortir le récit du fait divers plaisant, finalement isolé, et de brosser un tableau plus châtié, donc durable de la société kéralaise contemporaine. « Quant à moi, je dormais mal. Chaque fois que je quittais la maison, je rentrais avec du chocolat et des chips de banane que je stockais dans ma chambre. J’ai pris environ trois kilos en deux semaines. Je suppose que ce grignotage était également une forme de protestation. »

De même, les personnages auraient gagné à être développés davantage. L’évolution d’Anita et de Sree se fait avant tout sur le plan géographique avec une mise en retrait progressive, tandis que celle du narrateur, bien qu’alliant émancipation géographique et psychologique, reste fragile. Il en va de même pour la construction de certaines scènes où la transition entre les paragraphes paraît par moments trop abrupte (v. chapitre 30). Ceci pourrait évidemment relever de la traduction pourtant assurée par Benoîte Dauvergne, spécialiste de l’anglais et de sa variante indienne. Toujours est-il que le ton sarcastique et moqueur relevé par la presse anglo-saxonne (le Guardian parle de acerbic observations) se fait dans la version française assez discret. 

En proie à une certaine condescendance blasée.

La morale est toujours celle des autres

Disons-le, il faut connaître la société kéralaise de l’intérieur pour saisir non seulement l’ironie de certaines scènes (notamment celle de l’acquisition de la Honda Civic blanche qui ouvre le récit), mais surtout pour avoir une idée du potentiel subversif et virulent du texte. Si les jeunes gens de Trivandrum peuvent se réjouir de cette lecture, l’européen moyen que je suis ne saurait renier une certaine condescendance blasée. Que l’acquisition d’une Honda Civic (!) prouve l’ascension sociale, que le narrateur rende visite à un ami d’enfance qui désormais assume son homosexualité, que certains protagonistes fument du shit, qu’une sextape circule sur les réseaux sociaux (en plus filmée de loin, semble-t-il, le texte reste très pudique à ce sujet)… Ma foi, dans une société où le vélo-cargo gagne inlassablement du terrain, où le mariage pour tous est juridiquement acté, où des quartiers entiers subissent l’emprise des trafiquants de drogues et où des gamins de douze ans échangent sur leurs portables des nudes, le potentiel virulent de Jeune couple s’éclate en plein air peine à prendre son envol. « Le policier a pivoté vers Appa. ‘Vous réalisez ce que vous avez fait, n’est-ce pas ? […] Votre fils a pratiquement détruit la vie de cette jeune femme. […] Je n’ose pas imaginer ce qu’elle endure en ce moment. Vous avez quasiment ruiné son avenir. Comment sortir de chez elle maintenant? Comment trouver un bon travail ? La traitera-t-on avec respect ?’ »

Ne demeure pas moins, que le texte pose la question, toujours actuelle, du poids exercé par la morale publique sur la prise de décision personnelle.

  • Jeune couple s’éclate en plein air, Aravind Jayan, Éditions Actes Sud, 2024.
  • Crédit photo : © DR/Actes Sud

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