Dans une école élémentaire d’Ivry, Claire Simon a décidé de suivre le quotidien des élèves pendant un an. Les accompagnant en classe comme à la récréation, son documentaire focalise l’attention sur eux, leur donne la parole et prend ainsi le contre-pied des discours réactionnaires qui promeuvent l’autorité davantage que l’écoute en matière d’éducation.

Dans une des premières scènes, le directeur de l’école convoque un enfant bagarreur dans son bureau pour un rappel à l’ordre. Préférant la discussion à la punition, il lui demande s’il pense être suffisamment intelligent pour prendre conscience du problème que pose son attitude. Comme le garçon acquiesce, il lui répond : « je suis heureux de l’apprendre ». Le mot est lancé. Cette phrase et son ironie sous-jacente annoncent le dispositif formel du documentaire : mettre à égalité l’enseignant et l’élève pour suggérer la circularité de l’apprentissage. Je t’apprends autant que tu m’apprends. L’effet est double. D’une part, montrer la complexité de l’enseignement qui consiste toujours à adapter un discours général à un élève singulier. D’autre part, refuser d’épouser la mise en scène traditionnelle du pouvoir telle qu’elle se donne à voir dans une salle de classe : la masse est assise et écoute religieusement le professeur qui la domine du haut de son estrade. Image bien connue que Claire Simon s’évertue à subvertir. Les différents angles qu’elle choisit pour saisir les très jeunes enfants ont pour point commun d’éviter le surplomb. Relégué en hors-champ, le professeur est souvent réduit à une voix ou à une main. À la verticalité du pouvoir éducatif, est opposée l’horizontalité d’une caméra filmant à « hauteur d’enfant ». Et contre la réalisation académique qui fait des élèves des individus anonymes et interchangeables, la première séquence en classe présente chaque enfant selon une valeur de plan différente. Dès le début, la couleur est annoncée : singulariser les élèves et les suivre au plus près.
Poésie de l’indiscipline
Au cinéma, les enfants sont rarement drôles. Dans les comédies françaises à destination du jeune public, ils viennent rejouer des gags de bande dessinée, efficaces et consensuels. À l’inverse de la saga Ducobu, le documentaire parvient à capter la drôlerie des enfants. Sa qualité est de donner droit, non pas à la blague rapide, mais à la séquence qui s’étire. Les jeunes ont le temps de dérouler leur discours, d’argumenter selon leur propre norme et d’indexer la rationalité courante sur leur caprice de l’instant. Lors d’une partie de dames, un joueur conteste le coup de son adversaire, même s’il est dans son bon droit, car il n’a pas envie de perdre ses pions. La maîtresse intervient alors pour faire respecter les règles. Dans les scènes qui opposent l’enfant et l’adulte, la forme documentaire permet de capter ce point de basculement où, dans la langue juvénile, la logique se met à dérailler.
Le projet de Claire Simon n’est pas d’étudier l’école pour comprendre la reproduction des inégalités mais la production de vitalité.
Mais loin d’être méprisant, le documentaire s’efforce de rendre hommage à l’enfant, et notamment à son émerveillement qui se confond parfois presque avec celui de la réalisatrice. Il faut dire que, comme un documentariste, l’enfant pose son regard curieux sur des éléments du réel qui passent habituellement inaperçus. En sortie scolaire sur un bateau-mouche, la maîtresse décrit la cathédrale Notre-Dame comme un joyau du patrimoine mondial. Sitôt le point éducatif terminé, les enfants et la caméra se tournent vers la rive opposée pour observer un élément de décor qui n’intéresse personne. Grâce à cette salle de classe, Claire Simon trouve des sources de fascination ou d’admiration en dehors des décors de carte postale ou des signes impressionnants du pouvoir.
Cette logique atteint son paroxysme dans la rencontre entre les élèves de banlieue et ceux de l’École Alsacienne, fief de l’élite parisienne. Au sein d’un cours d’éducation musicale, les enfants d’Ivry s’essaient aux instruments pour donner à entendre une cacophonie insupportable, tandis que leurs hôtes exécutent La Truite de Schubert sans fausse note. Mais leur brillante maîtrise a pour pendant des corps rigides, corsetés par le respect de l’institution. Nulle fantaisie ne se dégage de ces enfants bien élevés. À l’image, la supériorité sociale des Germanopratins semble renversée par l’élan de liberté qui caractérise les corps des classes populaires, allergiques à l’autorité : dos voûtés, mains qui se baladent, pieds qui traînent. Plus qu’une valorisation de l’insolence, l’amour simonien pour les postures désordonnées circonscrit un territoire autonome où, dans un élan anarchique, une nouvelle beauté s’invente, sans référence aux formes canoniques. La réalité de l’enfant est appréhendée dans les mouvements de foule, les réponses à côté de la plaque, l’agitation tourbillonnante de la cour de récréation, l’intensité émotionnelle dans l’exposition des conflits. Ce bouillonnement déborde même de l’école quand, au moment du carnaval, les écoliers d’Ivry défilent dans la ville pour réenchanter les HLM vétustes avec leurs couleurs bariolées.
Certains pourraient reprocher au film ses angles morts politiques : n’y a-t-il pas une critique possible de l’école élémentaire à Ivry ? La question de l’échec scolaire et de ses causes n’est jamais abordée. Mais ce manque fait la force de ce documentaire passionnant et émouvant. Le projet de Claire Simon n’est pas d’étudier l’école pour comprendre la reproduction des inégalités mais la production de vitalité. Finalement, la réalisatrice propose moins un film contre l’école que sur les élèves.
- Apprendre de Claire Simon, En salles le 29 janvier.
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