Anna Ayanoglou

Anna Ayanoglou : (S’)appartenir

Anna Ayanoglou est en voyage au cœur de son œuvre, une quête intime et poétique où chaque vers questionne ce que signifie réellement « appartenir ». Loin d’être une évidence, l’appartenance devient une lutte, réflexive et existentielle, entre le poids des racines et l’envie de s’en affranchir. À travers une écriture fine et habitée, elle nous fait ressentir la tension entre le corps qui souffre et l’esprit qui cherche un refuge : comment se sentir chez soi ? Entre la Grèce, terre d’origine, et la mémoire familiale, s’esquisse un voyage intérieur marqué par la douleur, la perte, mais aussi la résilience. Appartenir résonne comme une exploration poétique de ce besoin fondamental d’enracinement, jamais vraiment apaisé.

Cette tension est exacerbée par l’idée que le corps, en étant source de douleur, devient un obstacle à l’appartenance, à la fluidité de l’être dans le monde. À travers la matérialité de cette douleur physique, Ayanoglou peint une allégorie de l’altérité, de l’isolement, et de la quête impossible de réconciliation avec soi-même. Dès le début de l’œuvre, la boule et le nœud sont des symboles omniprésents qui incarnent la douleur existentielle et physique de l’autrice, exprimant une lutte intérieure intense. Ayanoglou décrit ce sentiment par : « Une boule — non : un nœud cristallisé, diamant noir insécable greffé à mon diaphragme. » Ce nœud traduit un malaise profond, une sensation d’étouffement qui fait écho à l’impossibilité de se défaire des entraves émotionnelles et identitaires. Le nœud représente la pression inextricable des attentes familiales, des traumatismes non résolus, et des questions d’appartenance. Ce poids s’illustre également dans le souffle toujours « incapable de satisfaire, d’arriver à son terme » : la respiration elle-même demeure entravée. Le nœud devient ainsi la métaphore centrale de l’ouvrage, soulignant l’impossibilité de trouver la paix intérieure, tant que ce fardeau persiste. Cette boule et ce nœud traduisent un conflit intérieur constant, où l’âme est étranglée par le corps.

La maison de l’enfance : un territoire volé

Si le corps est une première barrière à l’appartenance, la perte de la maison familiale en est une autre, tout aussi concrète et douloureuse. La maison de l’enfance, un lieu censé incarner les racines et la stabilité, devient un espace de dépossession. « Avec la maison de l’enfance, de toutes les vacances accaparée deux ans plus tôt — mais non, ta tante a juste racheté les parts. » Cette citation révèle la brutalité avec laquelle des souvenirs, des racines, et même une partie de l’identité, peuvent être effacés par des décisions pragmatiques. Ici, le territoire de l’enfance n’est plus qu’un bien matériel, dérobé dans une transaction froide. Car la maison, en tant qu’ancre émotionnelle, s’efface pour laisser place à un exil intérieur, un vide où même le retour au lieu des souvenirs devient impossible. Ayanoglou montre que l’appartenance n’est jamais seulement culturelle ou familiale, mais profondément liée aux espaces que l’on habite, qui définissent et structurent nos souvenirs et nos identités.

Appartenir est une œuvre qui explore la complexité de l’appartenance à travers les prismes du corps, de la famille et de la création artistique.

La Grèce : un seuil entre l’héritage et l’étrangeté

Dans ce contexte de perte matérielle, la Grèce, pays du père, se présente comme une forme de salut – ou du moins, comme une promesse d’ancrage. Mais cette promesse est vite confrontée à une réalité bien différente. « Des quatre qui m’ont délivrée… et dont les voix, et les accents m’ont maintenue, avant et dans le bloc », dit-elle en évoquant un moment de vulnérabilité physique. La Grèce devient un seuil, un lieu où l’on se situe entre deux mondes – entre la vie et la mort, la conscience et l’inconscient, l’identité et l’altérité. Ce passage explore la tension entre l’héritage et l’étrangeté. Bien que liée à la Grèce par le sang, Ayanoglou s’y sent pourtant étrangère, « l’âme le jour je l’enterre sous des tâches manuelles… et la nuit elle revient. » Cette phrase symbolise le retour inévitable de la quête identitaire, malgré les tentatives de la masquer sous le poids des tâches quotidiennes. La Grèce, loin de représenter un refuge, est une terre ambiguë, à la fois source de fascination et de distance.

Le sacrifice identitaire : création VS filiation

Alors que l’appartenance au corps et aux lieux semble lui échapper, Ayanoglou choisit une autre voie : celle de la création poétique. « Je sacrifie la création d’une famille, je sacrifie mes aptitudes à un travail prestigieux », confesse-t-elle, en optant pour une forme d’appartenance fondée non pas sur la filiation biologique, mais sur la création artistique. Ce sacrifice est perçu comme un acte de rébellion contre les attentes sociétales et familiales, un renoncement à la normalité pour embrasser pleinement la liberté de l’expression poétique.

La poésie devient ici un lieu d’appartenance ultime, où l’autrice peut explorer ses blessures, ses doutes, et ses contradictions sans avoir à se conformer aux normes imposées par son environnement. « La poésie, cet autre nom que je donne à l’exploration », déclare-t-elle, comme pour affirmer que c’est dans cet espace de création que l’on peut enfin véritablement appartenir, non pas à une famille ou à un pays, mais à soi-même.

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L’héritage paternel : l’abandon partagé

L’un des thèmes majeurs du recueil est donc la figure du père, omniprésente dans l’ouvrage. Ce dernier, orphelin à la naissance, symbolise l’abandon, non seulement dans le sens littéral, mais aussi métaphorique. « Aux portes du bloc, je comprends papa : c’est ce regard que je lui ai vu si souvent à l’hôpital toutes ces années. » Le père, à travers ses épreuves, devient une figure de vulnérabilité, de dépendance à l’autre. Il est celui qui a appris à se soumettre aux événements, à accepter son sort, tout en transmettant à sa fille un héritage culturel et émotionnel difficile à porter.

Dans cette relation, Ayanoglou comprend que l’appartenance n’est pas seulement une question de transmission, mais aussi de partage d’une même fragilité. Le regard du père porte en lui une véritable leçon d’humilité, une invitation à accepter l’abandon comme une manière de faire face à l’altérité, à la douleur et à la perte.

Force est de constater qu’Appartenir est une œuvre qui explore la complexité de l’appartenance à travers les prismes du corps, de la famille et de la création artistique. Ayanoglou nous montre que l’appartenance ne peut jamais être pleinement atteinte à travers des espaces physiques ou des relations de sang. Au contraire, elle doit et peut être construite, recréée à travers l’écriture, où l’on peut trouver refuge et réconciliation avec soi-même. Dans cette quête, l’autrice nous rappelle que le véritable lieu de l’appartenance est peut-être celui que l’on façonne avec ses mots, un espace où l’on peut exister librement, en dehors des attentes et des héritages.

  • Appartenir, Anna Ayanoglou, Le Castor Astral, 2024.
  • Crédits photo : ©FWB-B-Jean Poucet

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