Michelangelo Antonioni est un cinéaste que l’on connaît assez peu. « Trop intellectuelle » et « peu sensible » caractérisent souvent (et à tort) son oeuvre. L’exposition présentée en ce moment à la Cinémathèque française, « Antonioni aux origines du pop », est ainsi l’occasion pour Zone Critique de dévoiler le portrait d’un réalisateur qui, en dépit des idées reçues, entretenait avec le cinéma un rapport charnel.
Lorsqu’il était jeune, Antonioni répertoriait des photos d’acteurs et d’actrices dans des cartolini, des sortes de grands classeurs où il formait parfois des duos ; par exemple, Marcello Mastroianni sur la page de droite et Greta Garbo sur celle de gauche, comme s’il réalisait son propre casting. Cette occupation de midinette en dit en réalité beaucoup sur la personnalité du futur réalisateur : son vif intérêt pour le cinéma bien sûr, mais aussi son approche du septième art qui est avant tout esthétique. Cela se ressent également dans ses premières critiques de films où il s’attarde davantage sur le style et l’atmosphère que sur l’intrigue en elle-même.
Du métier de critique à ses premiers films
Antonioni est né en 1912 à Ferrare, une ville du nord-est industriel de l’Italie, au centre d’une région agricole tout près du Pô. Ferrare et ses environs servent de décor à plusieurs de ses films comme Chronique d’un amour, Le Cri, Le Désert rouge et plus tard, Par-delà les nuages. La thématique des brumes qui se répandent autour du fleuve et qui, en filigrane, effacent les contours du récit comme ceux des personnages devant la caméra, est récurrente dans son œuvre. Dans un article de 1949 (1), il expliquera ainsi : « L’art peut contenir de la clarté mais ce n’est pas une raison pour qu’il doive l’atteindre ».
Alors qu’il était destiné à faire carrière dans le monde des affaires, Antonioni revient à sa première passion ; il écrit des critiques de films italiens et américains pour le journal local de Ferrare, Corriere Padano, puis en 1940, déménage à Rome où il intègre la rédaction du magazine Cinema alors le plus important de l’époque, dirigé par le fils du Duce, Vittorio Mussolini. Mais le métier de critique n’est qu’une étape vers la création cinématographique et on a souvent l’impression qu’Antonioni vient après les grands réalisateurs italiens comme Fellini et Visconti alors qu’ils sont tous contemporains. A ce propos, Antonioni considère Visconti comme un maître absolu qu’il faut dépasser. Et en effet, les liens entre les deux hommes ne sont pas anodins : en 1943, ils tournent, quasiment au même moment, chacun sur une rive du Pô, Les Gens du Pô pour Antonioni et Les Amants diaboliques pour Visconti, et coécriront par la suite des scénarios ensemble. Une rencontre déterminante les rapproche indéniablement, celle avec la magnétique Lucia Bosè. Repérée dans une pâtisserie par Visconti, ce dernier en fera sa protégée mais elle ne débutera sa carrière d’actrice que grâce à Antonioni qui la fera tourner dans son premier long métrage, Chronique d’un amour en 1950.
A cette période, les drames d’Antonioni s’inscrivent dans le courant néoréaliste italien : ils racontent le présent et refusent un traitement de type sagas héroïques ou mélodrames fantastiques. Néanmoins, Antonioni s’en détache peu à peu, notamment en mettant l’accent sur les émotions et les sentiments des personnages plus que sur la narration. Le Cri (1957) est déjà une transition vers la modernité mais le tournant décisif de sa carrière s’effectue en 1960 avec la réalisation de L’Avventura.
Vers la modernité, voire la contemporanéité
Antonioni est un cinéaste moderne qui, à partir de L’Avventura, s’affirme comme tel. En faisant exploser la narration classique et en s’attachant à la représentation de l’époque contemporaine qui coïncide avec l’évolution de la société de consommation, Antonioni se distingue des autres réalisateurs italiens qui, avec leurs films à costumes, reviennent sur l’Italie passée du régime mussolinien.
Les films d’Antonioni d’après 1960 montrent des espaces urbains aux lignes géométriques parfaites qui rappellent la peinture métaphysique de De Chirico ou de Morandi
Les films d’Antonioni d’après 1960 montrent des espaces urbains aux lignes géométriques parfaites qui rappellent la peinture métaphysique de De Chirico ou de Morandi. Des plans, parfois d’une dizaine de minutes, sur des lieux industriels ou sur de simples objets mécaniques témoignent de la fascination d’Antonioni pour l’étouffante beauté de la technologie moderne. De plus, donner à voir les détails de l’architecture et des paysages confère à ses œuvres une portée poétique. « Antonioni crée un monde poétique, un univers de raison et d’émotion, dans lequel l’acteur a la même place qu’un paysage ou un son ». (2) Ces propos de Monica Vitti, actrice et compagne d’Antonioni, renforcent l’impression d’une primauté sur l’apparence plastique. De fait, dans Le Désert rouge (1964), premier film en couleurs d’Antonioni, le cinéaste utilise la couleur pour donner plus de relief et rendre les émotions ; la couleur illustre ou accompagne un état émotionnel. Ainsi, Antonioni fait repeindre tout un quartier en gris et l’effet est riche de suggestion. Entre cinéma et peinture, il n’y a visiblement qu’un pas pour le réalisateur qui lui-même peignait mais ne s’est jamais véritablement assumé comme peintre. Antonioni est donc non seulement un cinéaste moderne mais aussi un cinéaste plasticien, en cela déjà tourné vers la contemporanéité. Il a d’ailleurs inspiré des artistes de l’art contemporain comme Julian Schnabel, lui consacrant une œuvre qui ouvre l’exposition de la Cinémathèque.
La modernité passe aussi par une deuxième rencontre déterminante, celle avec l’actrice citée précédemment, Monica Vitti. Physiquement plus proche de Marylin Monroe que de la piquante italienne Lucia Bosè, avec Monica Vitti, Antonioni bascule vers l’univers du glamour hollywoodien.
Paradoxes et incommunicabilité
L’œuvre d’Antonioni renferme des paradoxes qu’il est intéressant de mettre en évidence. Premier paradoxe ; Antonioni choisit des personnages principaux essentiellement féminins. La femme, en tant qu’individu ou groupe d’individus apparaît dans plusieurs titres ; Femmes entre elles, La Dame sans camélia, Identification d’une femme. Cependant, Antonioni est moins le cinéaste de la femme qui celui de l’homme. En effet, si les femmes paraissent fortes et les hommes faibles, ce n’est que pour mieux répondre à un rééquilibrage social qui survient avec l’avènement des Trente Glorieuses : les femmes ont désormais accès au travail et, grâce à l’apparition de l’électroménager, sont libérées de multiples contraintes domestiques. Les hommes chez Antonioni sont donc présentés comme bouleversés par ces changements. En proie à la solitude de l’âme, ils sont toujours agités, fuyants. A ce titre, Antonioni choisit de grands et beaux acteurs qui se ressemblent, paraissant presque interchangeables, pour symboliser ce basculement de la masculinité européenne. Plus largement, l’errance, la suggestion de la souffrance, la quête d’un sens à la vie font écho à la fragilité de l’homme moderne et ont permis à beaucoup de considérer l’œuvre d’Antonioni comme celle de l’incommunicabilité.
Second paradoxe ; il y a toujours une dimension morbide dans les films d’Antonioni avec la présence plus ou moins explicite de la mort. Dans Blow-up, le photographe est obsédé par un cadavre, repéré sur un de ses clichés, le héros de Zabriskie Point tire sur un policier et se fait lui-même tuer… Cette tension négative contraste avec la sensualité des désirs naissant entre les personnages et l’usage de la couleur vive. Ce qui évoque le pessimisme et la noirceur dans la narration (un mystère irrésolu, une fuite, l’insuffisance de la vie de couple) se trouve « rattrapé » par un travail éblouissant sur l’image. Dans un apparent manque d’action, les films d’Antonioni sont pourtant d’une richesse inimitable.
« Décrire, raconter, révéler, accuser, bouleverser »
Antonioni est un grand observateur. Ses comptes rendus reflètent une grande tendresse ; cette tendresse qui était l’expression de son attention pour l’humanité. Aussi, ses personnages sont-ils observés de l’extérieur mais interprétés de l’intérieur par rapport à l’univers dans lequel ils évoluent car, comme dit Antonioni : « L’artiste aspire à atteindre de nombreux objectifs : décrire, raconter, révéler, accuser, bouleverser… »(1). Les rapports entre les personnages et le monde qui les entourent sont donc ténus. Les personnages auxquels Antonioni s’intéresse le plus dans ses films sont également des observateurs : le photographe dans Blow-up, le reporter dans Profession : reporter lui permettent de dessiner les limites du pouvoir de la caméra à témoigner du réel.
La caméra est bien son troisième œil, son moyen d’approcher physiquement et psychologiquement les êtres dans une réalité sensible
Dans une lettre au cinéaste (3), Roland Barthes écrivait : « (…) votre œuvre n’est pas un reflet fixe, mais un moire où passent, selon l’inclinaison du regard et les sollicitations du temps, les figures du Social ou du Passionnel, et celles des novations formelles, du mode de narration à l’emploi de la Couleur. Votre souci de l’époque n’est pas celui d’un historien, d’un politique ou d’un moraliste, mais plutôt celui d’un utopiste qui cherche à percevoir sur des points précis le monde nouveau, parce qu’il veut en faire partie. » L’essayiste français souligne la « subtilité » dont fait preuve Antonioni par son refus du dogmatisme, sans pour autant céder à l’insignifiance. Les films d’Antonioni sont sujets à des interprétations équivoques, mettant en valeur, d’un côté, le corps, avec ses sentiments, ses émotions et d’un autre, presque à son image, les paysages qui deviennent eux aussi « personnages » à part entière.
Antonioni aurait pu caractériser son travail par : « Je suis une caméra ». La caméra est bien son troisième œil, son moyen d’approcher physiquement et psychologiquement les êtres dans une réalité sensible ; une réalité à la fois moderne et rêvée qui laissent de nombreux points de son œuvre inexplicables. Probablement parce qu’Antonioni accorde davantage d’importance aux répercussions d’un fait sur les émotions individuelles que sur le mystère en lui-même. Enigmatique donc, mais non dénué de volupté, c’est peut-être dans cette optique qu’il convient le mieux d’aborder le cinéma du maître italien.
- « Antonioni, aux origines du pop » à la Cinémathèque française, jusqu’au 19 juillet.
(1) Magazine Bianco e Nero, n°7, 1949
(2) L’Avventura, livre sous la direction de T. Chiaretti, Capelli Editore, 1960
(3) Extrait du catalogue Tutto Antonioni in 13 giorni, V. Boarini, 1980
Jeanne Pois-Fournier