Un nouvel astéroïde littéraire est arrivé dans les étals de librairie, c’est une revue baptisée Année Zéro publiée aux éditions Bouquins, et dont le deuxième numéro porte sur Charles Péguy. La devise est curieusement séduisante : « tout reprendre de zéro jusqu’à l’infini ». Mais l’idée est simple : lire de grands auteurs comme s’ils venaient de paraître, pour mieux les redécouvrir.
Revue fondée et dirigée par Yann Moix, Année Zéro se donne pour objectif de réveiller des auteurs aussi immenses que périphériques. Outre l’injustice du temps qui les a envasés, il s’agit de réparer deux préjudices : celui des lectures trop spécialisées qui enferment l’œuvre dans des cercles de fins herméneutes, celui des grossières récupérations politiciennes, qui, en les polarisant, rendent l’oeuvre inaccessible. Réveiller sans pour autant assagir, la revue compte bien restituer le souffre de l’écriture et de la vie de l’écrivain, l’engagement dans l’histoire que œuvre et auteur ont pu porter derrière la pellicule de poussière immortelle qui les recouvre. Et quoi de mieux pour cela que la figure austère d’un poète catholique et patriote, l’apparence désuette d’un Charles Péguy et son Mystère de la charité de Jeanne d’Arc ? C’est l’objet de ce second numéro, dont la démarche de réhabilitation littéraire est louable : donner au lecteur d’aujourd’hui l’occasion rare d’habiter à nouveau des textes qui ont transporté des générations antérieures.
Une revue riche en matières
Ouvrons l’épaisse revue violette, numéro II sur Charles Péguy. Le numéro se divise en plusieurs rubriques. Le « cahier zéro » fait office d’ouverture. On aura ainsi trois entretiens fleuves et fluides -« le dépaysan », entretien de Yann moix avec Maria de França, « André Gide Charles Péguy : une difficile alliance » et « Le parti des hommes de quarante ans », nous faisant plonger avec entrain et acuité dans le grand bain de l’œuvre péguienne. On trouvera ensuite deux rubriques principales, le « Cahier analytique » et le « Cahier critique ». Le cahiers analytique permet de piocher à loisir, selon des entrées thématiques qui vont de la stylistique de Péguy, à ses rapports à la philosophie – kantienne, bergsonienne – en passant par des évocations de ses fréquentations intellectuelles – Blanche Raphaël, des camarades des Cahiers – retraçant ainsi ses multiples engagements dans le siècle. Les points essentiels, sur son inconditionnel engagement dreyfusard par exemple, seront complétés par d’autres recherches plus inédites, ainsi d’un article de Pascal Blanchard défrichant la naissance de l’anticolonialisme en France à travers la relation de Péguy et Félicien Challaye.
Le « Cahier critique » constitue quant à lui une sorte de recueil de notes de lecture parcourant Péguy œuvre par œuvre. On ne se privera pas d’établir — par plaisir de la traversée ne serait-ce que nominale d’une oeuvre — la liste de fiches écrites par Yann Moix, donnant par ailleurs un aperçu du travail d’abattage et d’arpentage systématique. Sont ainsi passés au crible : « la Lettre du Provincial » – « Le Triomphe de la république » – « L’affaire Liebknecht », ‘Du second provincial », « De la grippe », « Encore de la grippe », « Toujours de la grippe », « Entre deux trains, Communications », « Réponse Brève à Jaurès », « Deuxième série au provincial », « Nouvelles communications », « Casse-cou », « La chanson du Roi Dagobert », « Cahiers de la Quinzaine », « Notre Patrie ». et une bonne partie des correspondances, avec Henri Bergson, Alain Fournier, sa mère et Camille Bidault.
Le « Cahier mauve », troisième grande rubrique, constitue quant à lui une collection d’inédits, correspondances retrouvées, épreuves corrigées, timbres, mandats, toutes traces émouvantes, qui donneront à voir le côté fan irréductible et assumé de la revue et de ses contributeurs les plus possédés. Un tel culte de Péguy, un tel mysticisme des archives de Charles ne va pas d’ailleurs sans auto-dérision. Mentionnons ainsi une archive photographique de l’auteur en herbe en khâgne au collège Sainte Barbe, inspirant à Nicolas d’Estienne d’Orves un article de douce folie furieuse, celui-là livrant à sa pure fantaisie d’écrivain le soin de retracer la destinée de chacun des camarades de Péguy de la promotion 1893-1894.
Une revue de haute volée
L’hétérogénéité des contributeurs et contributrices permet de faire vivre différentes visions de l’œuvre en les confrontant
On pourra saluer la qualité d’écriture des articles, souvent denses et très lisibles, sans jargon, mais avec sa volée d’anecdotes piquantes, ou de ses récits de « rencontres » (coup de foudre aussi bien que premier rendez-vous raté) avec les textes de Péguy, permettant une pénétration intuitive, vivace, et tous-publics – au sens fort – de l’œuvre. L’hétérogénéité des contributeurs et contributrices permet de faire vivre différentes visions de l’œuvre en les confrontant (une grande question qui hante tout le numéro : la mort de Péguy, fauché par une balle au front, n’a-t-elle pas été en quelque sens voulue ?) Pour autant, il y a comme une sorte d’unité de passion qui donne un même élan, un même enthousiasme et c’est sans doute cela qui donne à la revue sa « patte », à savoir la générosité débordante des contributions, levant une armée des ombres de contributeurs, comme si l’on battait la cloche de l’auteur d’un dernier rappel – peut-être pas aussi désespéré que celui que Péguy, ce grand vaincu, a dû lancer pour sauver ses Cahiers de la Quinzaine, mais qui reflète à tout le moins en miroir, l’essence de cette entreprise un peu folle, et dépensière, courageuse, qu’est une revue. Victor Dumiot, directeur éditorial de la revue, qui, parlant des Cahiers, en profite pour haranguer Moix ainsi que l’éditeur de la revue Année Źéro, Bouquins, l’illustre bien :
« Dans l’état présent du marché, celui qui publie rend toujours service à celui qui est publié, et celui qui est publié ne rend jamais service à celui qui publie. Dans cette perspective, la revue, pardon Yann, ne peut qu’être une entreprise de Desperado, elle est désuète, anachronique ; à quoi bon ! La revue est une entreprise à part, un grand gaspillage »
Dans son bestiaire de contributeurs, la revue ménage quelques spécimens suffisamment rares pour qu’on puisse les signaler. D’abord, un péguyste zéro pointé qui n’a jamais lu Péguy. Deuxiémement, un péguyste diaboliquement redoutable, retournant le Péguy de « Heureux les systématiques » contre lui-même et son amour des contradictions. Et, comble d’un même esprit de contradiction, un entretien avec un péguyste politicien – et pas n’importe lequel, François Bayrou – sur la politique, et dont l’entretien s’intitule : « Le mensonge n’est pas un langage Péguy ». En contrepoint, deux beaux textes sur la mort de Péguy au front le 5 Septembre 1914 : « Péguy dernier matin » par Yann Moix et « Une balle au front » par Anne-Claire Onillon, sortes d’oraisons funèbres qui font la part belle à une écriture pleinement littéraire.
Ma critique est généreuse, trop pour être véritablement critique, mais elle est d’abord une réponse pour entretenir la flamme toujours un peu vacillante, mais ardente, d’une revue. En espérant donc que d’autres, lorgnant la couverture puis feuilletant les pages de la revue disponible en librairie prolongeront cette activité de zéro jusqu’à l’infini : lire – Péguy en l’occurence. Avant de tout reprendre, dans un prochain numéro, sur Sacha Guitry paraît-il. Vivement la suite.
- Année Zéro #2 – Charles Péguy, éditions Bouquins, 2022.
Edouard de Montvalon