Anne-Sophie Kalbfleisch : à Eureka la victoire des bigots

Pour son premier roman, publié par les éditions du Rouergue, Anne-Sophie Kalbfleisch a choisi d’explorer une Amérique profonde où la bigoterie et l’argent scellent les destins. Dans ce polar haletant et désespéré, l’autrice belge décrit un pays dont les puritains avaient rêvé et où les plus riches échappent aux règles de vie en société. 

Anne-Sophie Kalbfleisch, Eureka dans la nuit

« Pour les gens ordinaires, les gens comme moi, Eureka ne se quitte pas, jamais, autrement que les pieds devant ». Située dans une Amérique rurale, la ville fictive d’Eureka, où l’action du premier roman d’Anne-Sophie Kalbfleisch se déroule, pourrait exister un peu partout où il n’y a pas grand-chose. Entourée de champs de maïs, son économie repose principalement sur la présence d’un hôpital, financé par la très riche famille Meyer. Et puis c’est à peu près tout. Les habitations sont des bungalows de plain-pied. Les occupations se limitent à un vieux parc et une église. « À très religieux, Eureka n’offrait qu’une alternative : religieux ».

Cette vision des États-Unis, Anne-Sophie Kalbfleisch la tient d’un séjour dans l’Utah où elle a participé, en tant que commandante, à une simulation de mission sur Mars. Il ne sera pourtant pas question d’exploration spatiale dans ce livre. En revanche, l’espace, celui qui est délimité et celui que l’on s’octroie, est au cœur de l’histoire. Eureka dans la nuit suit le destin de plusieurs personnages féminins en quête de leur propre espace. 

Des figures familières

Roman sur l’oppression, le dénuement, l’espoir de la fuite, il s’agit à la fois d’un polar et d’un road-trip. Sous la forme d’une enquête policière au cours de laquelle des détails sont distillés de manière habile, le lecteur va chercher à découvrir ce qui est arrivé à Eleanor, la mère d’Ellie, personnage principal du livre, et suivre la fuite de May, une adolescente déterminée à quitter Eureka pour aller sauver les baleines. 

Eureka est le symbole d’un pays bigot où l’on craint plus Dieu que la Justice

À travers le regard de plusieurs personnages, dont les histoires sont racontées alternativement, on plonge dans les secrets de cette ville où les rumeurs circulent, les gens s’observent et le mensonge, bien qu’incompatible avec la religion, sert les intérêts des uns et détruit les autres. Cette Amérique, dont Anne-Sophie Kalbfleisch fait le portrait, pourrait sembler manichéenne. Pourtant, on y retrouve des figures familières : celle de Kirsten Dunst dans Virgin Suicides ou encore l’ombre menaçante d’un Jeffrey Epstein. On y décèle, par ailleurs, des idées communes : l’avortement serait un meurtre ou le viol un acte uniquement commis par des types louches dans un parking sombre. 

La tentation d’une oppression rassurante

Eureka est le symbole d’un pays bigot où l’on craint plus Dieu que la Justice, où le bon père de famille est en fait un tortionnaire et parfois un meurtrier, où un parent dont l’enfant s’est ôté la vie n’arrive même pas à se souvenir si son enfant était heureux. Parce que tout cela importe peu. Il faut suivre les préceptes d’un livre et effacer le reste. Ainsi, Astor, le père d’Ellie, rature les mots dans le dictionnaire. 

« Avant May, je ne connaissais du sexe que ça : que la reproduction était la fonction par laquelle des êtres vivants d’une même espèce produisaient des êtres vivants semblables à eux-mêmes ; que la reproduction humaine impliquait un acte de pénétration d’un entre « péninsule » et « pénitence » dans un entre « vagabond » et « vagissement » ; qu’il était défini comme une possession sexuelle. » 

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Traversé par la figure biblique de la baleine, ce roman invite à une réflexion profonde sur le monde que l’on désire habiter. L’autrice parvient, avec cette ville fictive, à capter la réalité d’une époque : cette tentation de se raccrocher à une oppression passéiste, mais rassurante. Visuel et coloré, ce livre se lit avec des images plein la tête. On parcourt les pages avec l’impression de regarder un écran et on ne le lâche qu’une fois la dernière page atteinte. La narration est maitrisée, les personnages fouillés (celui de Céleste en particulier, dont le parcours peut rappeler celui de l’autrice) et les thèmes s’inscrivent dans l’actualité à quelques semaines des élections américaines (le 5 novembre). 

  • Anne-Sophie Kalbfleisch, Eureka dans la nuit, Éditions du Rouergue, 2024.
  • Crédit photo : Anne-Sophie Kalbfleisch © Editions du Rouergue

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