Kaoutar Harchi est chercheuse en sociologie, notamment en sociologie de la littérature, et a publié plusieurs essais sur des questions liées aux rapports sociaux de race, de genre, de classe. Elle livre ici un récit édifiant sur un sujet qu’elle n’avait jusqu’alors qu’évoqué, mais qui s’inscrit dans la continuité de ses recherches : l’infériorisation et l’asservissement des animaux.
L’essai s’ouvre sur une image, un tableau, un moment resté gravé dans la mémoire d’une enfant, figure autobiographique de l’autrice qui, pendant un été brûlant, voit venir la violence. Violence policière, violence raciste, violence du chien policier envers un enfant non-blanc.
Plusieurs tableaux se déploient tout au long du récit. En filigrane de l’analyse politique, ils semblent donner vie à l’argumentation de l’autrice sur la condition animale, lui conférant une profondeur toute particulière, car personnelle.
On aurait pu s’attendre à ne lire qu’une critique de l’exploitation animale. Mais le texte que nous livre la sociologue est radicalement antiraciste, féministe et anticapitaliste.
L’intime est politique, Kaoutar Harchi nous le démontre. Elle raconte son incompréhension face à la mort de l’animal, tué pour être vendu, cuisiné, mangé, digéré. Elle relate son dégoût, son empathie, qui s’inscrivent dans une histoire complexe de luttes et d’oppressions. Et sensiblement, subtilement, elle tisse un lien. Lien entre elle et l’animal, qu’elle nous invite à partager.
La force de Ainsi l’animal et nous tient également à la prose de Kaoutar Harchi. Elle déroule son analyse politique et philosophique tantôt avec la limpidité d’une fable tantôt avec un réalisme cru, dévoilant par les détails la violence que le capitalisme déchaîne à l’égard des animaux. Élevés pour servir de nourriture, de corps reproducteurs, ou de force de travail, cochons, poulets, vaches, chevaux, saumons, poules sont les objets d’un système toujours plus gourmand et innovant, et les proies d’une vision du monde qui les a dépossédés de leur être. Une écriture à vif, belle et cinglante, qui use de la poésie pour dévoiler la violence à laquelle sont soumis certains êtres vivants. Des animaux, d’une part, mais aussi certains humains et certaines humaines, jugés « de moindre humanité ».
Ainsi se déroule le premier tableau de souvenirs raconté par Kaoutar Harchi, où l’on assiste à l’animalisation des habitants de quartiers populaires, par l’institution policière : « C’est vous les chiens. », dit cette dernière.
Et la voix d’enfant de la narratrice de clore le chapitre : « C’étaient nous les proies. »
En voulant réduire certains et certaines de nos semblables à des bêtes, le monde occidental s’est approprié leurs corps et les a niés du même coup. Kaoutar Harchi définit l’animalisation comme une construction sociale, un état politique et non biologique, reposant sur une distinction occidentale entre nature et culture.
Elle replace dans un cadre historique les luttes pour les droits des animaux (végétarianisme, antispécisme), et conjointement retrace des pans entiers de l’histoire du capitalisme occidental, du colonialisme, de l’extermination des peuples.
En s’appuyant sur de nombreuses archives, l’autrice remonte le temps. À travers le vécu de Saartje, descendante des peuples asservis par les colons néerlandais, esclavagisée, torturée, exhibée, déshumanisée au nom de la science, c’est l’histoire du colonialisme occidental, de la violence raciste et patriarcale qu’elle raconte :
« Si c’est bien une mort que cette mort de Saartje, nous savons que non. Être faite collection du Muséum d’histoire naturelle n’est pas une mort. Mais une détention, une rétention ici-bas dans le monde blanc […] ».
Le chapitre qui suit, intitulé « ceci est ma femme, ceci est mon animal », comme un miroir du premier tableau-souvenir, rappelle que les hommes n’ont jamais cessé d’animaliser les femmes. Renvoyées à l’état de chiennes.
L’ambition du récit est non seulement de chercher à intégrer les animaux à l’ensemble des luttes contemporaines, mais aussi d’historiciser leur exploitation, leur oppression, en l’imbriquant à toutes les autres. Ainsi, écrit-elle, « j’appelle à reconnaître tout ce que le racisme, le sexisme et l’exploitation de classe doivent à la domination d’espèce. »
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On aurait pu s’attendre à ne lire qu’une critique de l’exploitation animale. Mais le texte que nous livre la sociologue est radicalement antiraciste, féministe et anticapitaliste. Même, elle invite à comprendre pourquoi la lutte antispéciste est inscrite, depuis des siècles, en chacune des autres. Comprendre que l’animalisation est un outil de domination au service d’un ordre bourgeois, blanc, patriarcal, hétérosexuel, valide.
Les exemples de l’Histoire ne sont que trop nombreux.
Et la contemporanéité du récit n’en est que plus frappante.
Ainsi, dans cet essai sans concession, Kaoutar Harchi appelle urgemment à une désanimalisation de nos rapports au vivant, et au renversement de tous les systèmes d’oppression qu’ils alimentent.
- Ainsi l’animal en nous, Kaoutar Harchi, Actes Sud, 2024.
- Crédits photo : © Bruno Arbesu.
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