Alors que l’Open d’Australie commence aujourd’hui, la question des violences sexuelles dans le milieu sportif, et dans le milieu du tennis prend de l’ampleur. Si un jour quelqu’un te fait du mal d’Angélique Cauchy s’impose comme un témoignage percutant et nécessaire qui, loin de se contenter de raconter l’horreur des violences subies, propose une réflexion implacable sur la justice, le silence et la résilience. À mes yeux, ce livre est un manifeste, une radiographie d’un traumatisme qui s’étire sur des décennies, une mise à nu courageuse, servie par une plume d’une précision glaçante.

Angélique Cauchy, ancienne joueuse de tennis prometteuse, raconte les violences sexuelles subies dès l’âge de douze ans par son entraîneur, Andrew Geddes, qui a profité de son autorité pour abuser d’elle pendant trois ans. Ces agressions, répétées plus de 400 fois, ont bouleversé sa vie et laissé des séquelles profondes, physiques et psychologiques. Andrew Geddes, alors âgé d’une trentaine d’années, était son entraîneur personnel, un homme respecté dans le milieu sportif, qui avait toute la confiance des parents de la jeune fille. Derrière cette façade de professionnel sérieux se cachait un prédateur manipulateur et sadique, qui a fait basculer l’existence d’Angélique. « Il m’a volé mes nuits, il m’a volé mes rêves, il m’a volé mon innocence. » Les mots s’ajoutent à la peine initiale et nous apparaissent comme des sentences de la réalité que nous ne pouvons plus fuir. Preuve en est, la répétition de ces « il [m’]a volé » fait résonner l’abîme dans lequel l’autrice a été plongée, un abîme qui a contaminé toutes les années qui ont suivi les viols en brouillant ses relations avec son corps, ses proches, son avenir. Entre 1999 et 2001, Geddes a donc su utiliser son emprise psychologique pour maintenir Angélique sous son contrôle, imposant un silence qu’elle ne brisera que bien plus tard, avec l’écriture de cet ouvrage.
Cependant, dans cette œuvre, l’autrice semble surpasser sa douleur subjective pour toucher de près l’universel, pour venir à nous avec la force de ce témoignage : en décrivant comment les violences sexuelles s’immiscent dans chaque recoin d’une existence, elle fait écho aux récits de tant d’autres victimes, prisonnières de leur silence. Grâce à ses mots, nous les voyons elles aussi.
Le poids du silence
Le silence est au cœur de ce livre. Ce silence n’est pas choisi, il est imposé par la peur, par la honte, par la terreur de briser l’équilibre familial. Pour cette raison, à douze ans, l’autrice prend une décision tragique : « À douze ans, j’ai fait le choix de sauver ma famille et de ne pas les sauver elles. » Cette phrase à elle seule concentre tout le paradoxe d’une victime-enfant qui, déjà, se sacrifie. Ce choix, pourtant dicté par un instinct de survie, devient un fardeau qu’elle portera pendant des années, moteur probable du processus d’écriture.
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Les souvenirs, omniprésents tout au long du récit, forment un fil rouge étouffant qui alimente le silence et perpétue l’horreur de ce qui a été vécu. Il est impossible d’oublier, impossible de tourner la page : « Je n’oublie jamais rien. J’aurais préféré oublier. Les odeurs, les goûts, les visions, les sons, les touchers, mes cinq sens sont marqués. Ces souvenirs s’immiscent sans arrêt dans ma vie depuis vingt ans. » Le passé n’est jamais une chose révolue, il est toujours là, contenu dans son corps et son esprit, se manifestant dans les moments les plus anodins de son quotidien.
Le silence est ainsi à double tranchant : il est une prison, mais également une arme que l’agresseur retourne contre elle. Pourtant, bien sûr, la parole, ennemie du silence, devient l’acte par excellence de la libération – elle est rupture de l’enfermement imposé par des années de non-dits.
Le procès, catharsis incomplète
La scène du procès constitue l’apogée du récit, mais elle n’arrive qu’après un long processus de libération de la parole. Comme beaucoup de victimes, Angélique Cauchy, longtemps murée dans le silence, a dû traverser des étapes complexes : le dépôt de plainte, les auditions détaillées, les confrontations, et enfin l’exposition publique devant la cour d’assises. Les mots deviennent des instruments de vérité, scrutés par les jurés, tandis que les victimes revivent les blessures infligées par l’entraîneur. Ici, le système judiciaire tente de reconstituer une histoire fragmentée pour la transformer en justice.
L’autrice, elle, qui ne s’exprime pas seulement pour elle mais toutes ses soeurs de plainte, entre dans le tribunal comme une sportive se rend à un match décisif : « Une jeune joueuse qui part en match, le match de ma vie. Aujourd’hui commence ma finale de Roland-Garros. » Ce parallèle entre le sport et le combat judiciaire revêt une grande signification. Effectivement, le tennis, qui aurait dû être pour elle un lieu d’épanouissement et de réussite, est devenu le cadre de violences destructrices. À ce moment crucial, elle doit détourner ce langage de la compétition, jadis associé à son agresseur, pour l’investir d’un autre sens : celui d’un combat vital pour sa survie et sa reconstruction.
À la barre Cauchy expose tout. Ses douleurs, ses traumatismes, mais aussi ses espoirs : Ce moment, où elle fait face à son agresseur, nous parvient avec force et finit par se dessiner sous nos yeux. Comme nous, l’audience est suspendue à ses mots, les jurés pleurent et les murs de la salle semblent trembler sous le poids de son témoignage. Pourtant, même cette catharsis n’efface pas tout : « Je sais bien qu’il va faire appel et que tout va être remis en jeu. Que ce n’était que le premier set du plus long match de ma vie. »
Un combat qui dépasse la justice
Le procès est loin d’être une fin en soi. Même après la condamnation d’Andrew Geddes, l’autrice continue de se heurter à une société qui exige encore des preuves, qui questionne son statut de victime : « Ce sentiment de devoir encore et toujours se justifier de son statut de victime alors même que la justice l’a reconnu. » Ces mots révèlent l’un des angles morts de notre système judiciaire et social : la reconnaissance des violences ne suffit pas. Lacharge mentale et administrative qu’implique la reconstruction est une autre violence infligée à la victime sur qui s’abat cette double peine.
L’injustice systémique est ainsi exposée avec acuité : elle persiste après un verdict favorable, notamment car les institutions et la société tout entière, loin de protéger, prolongent parfois la souffrance par leur lenteur, leur bureaucratie ou leur froideur.
Une lumière dans l’obscurité
Malgré tout, Si un jour quelqu’un te fait du mal ne se laisse pas engloutir par la noirceur car la lumière et la douceur s’y fraient un chemin. L’écriture porte en elle la possibilité de création d’un espace de résilience commun, espace de résilience que l’autrice explicite ici : « Ces quelques pas qui me séparent de toi. Je les compte, il y en a treize, comme ceux qui me séparaient de sa chambre à La Baule. Mais cette fois, j’ouvre la porte du bonheur. » Ce passage, en réinvestissant les souvenirs douloureux pour les transformer, illustre la possibilité d’une réparation, non pas totale, mais suffisante pour continuer à vivre.
Ce témoignage nous dérange dans notre normalité car il nous oblige à nous pencher sur les mécanismes de violences qui imbibent notre société
Ce témoignage nous interpelle, nous dérange dans notre normalité car il nous oblige à la réflexion, à nous pencher sur les mécanismes de violences qui imbibent notre société. Cela à l’aide d’un style direct, dépouillé, parfois clinique et qui donne une force supplémentaire au récit car il n’y a ici ni pathos, ni sensationnalisme : l’autrice raconte ce qui doit être dit et a été vécu, rien de plus, rien de moins – la vérité des violences est telle, dessinée et palpable sous nos yeux. Pourquoi tant de victimes se taisent-elles ? Pourquoi faut-il des années pour obtenir justice ? Pourquoi les institutions ajoutent-elles à la douleur plutôt que de l’apaiser ?
Si un jour quelqu’un te fait du mal est un livre troublant de nécessité. D’une part, il dérange car il expose ce que beaucoup préfèrent ignorer. D’une autre, il émeut car il met en lumière une douleur qui pourrait être celle de tant d’autres. Mais surtout, il est porteur d’espoir : à travers la parole, à travers la résilience, à travers le refus de se taire, des issues peuvent être trouvées.
Angélique Cauchy signe un témoignage monument, inscrit quelque part entre la littérature et la reconstruction, une œuvre qui restera comme un point de référence dans la lutte contre les violences sexuelles. En somme, une lecture indispensable pour nous ouvrir les yeux.
- Si un jour quelqu’un te fait du mal, Angélique Cauchy, éditions Stock, 2024.
- Crédit photo : © Astrid di Crollalanza
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