Dans Du verre entre les doigts, Alix Lerasle explore une intériorité aliénée par les rôles imposés, les silences tenaces et le poids des injonctions familiales, incarnées par l’ombre d’une « enfant rêvée » qui annihile toute légitimité à être soi. Ce texte est, dans son essence, le témoignage brut et cru d’une enfance qui échappe aux définitions ordinaires ; évoquer sa trame en termes conventionnels reviendrait à occulter la radicalité d’une écriture enchevêtrée dans les tourments mêmes qu’elle dépeint. En effet, l’autrice élabore son roman dans une prose fragmentée qui épouse les tourments intérieurs de son héroïne, qui tente d’explorer les silences familiaux. L’intrigue, alors ancrée dans une maison oppressante et chargée de mémoire, suit la quête de la narratrice pour se libérer des injonctions écrasantes et des blessures invisibles de son passé. Grâce à un style incisif et morcelé, le récit expose le lecteur à une narratrice en perpétuelle errance dans son propre corps, exilée de sa propre légitimité.
Elle est hantée par l’ombre obsédante de « l’enfant rêvée » – figure fantasmatique et exigeante qui se superpose à elle, l’évalue sans relâche et pèse sur chaque mouvement, traçant les lignes d’une confrontation inévitable entre l’idéal imposé et la réalité. Ce spectre de perfection exerce une surveillance incessante, se déploie dans l’intériorité de la narratrice comme un fardeau. Elle murmure : « T’es laide, t’es bigleuse », implacable injonction à l’effacement, réduisant la narratrice à un simple objet de comparaison. Cette « enfant rêvée » constitue, pour la narratrice, une frontière infranchissable ; elle est cette autre soi qui incarne tout ce que la narratrice n’est pas, tout ce que sa mère souhaiterait qu’elle soit.
La narration épouse ici une structure récurrente d’anaphores, révélant une tension lancinante : « Je tiens ma langue… je la garde dans ma bouche… que… je ne la laisse pas… former des mots. » Lerasle relate ici par l’écriture une annihilation de l’expression même de soi, une langue mutilée pour mieux servir le silence qui s’impose. Paroles étouffées et regards évités deviennent le reflet d’un combat interne, une lutte pour conserver un espace infime de liberté. Et pourtant, ce silence auto-imposé est invariablement brisé par le retour de l’enfant rêvée, la gardienne invisible de cette discipline rigide.
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L’espace domestique : la maison, angoisse insidieuse
L’espace de la maison dans Du verre entre les doigts échappe aux fonctions rassurantes qu’on pourrait lui assigner. Elle est en effet un lieu d’enfermement physique, mais aussi un espace chargé d’une mémoire collective insoutenable. La maison avale, recrache, retient en elle l’oppression familiale et devient le sanctuaire des douleurs muettes de ses habitants. L’usage du mot « maison » n’est pas anodin ; il incarne une prison d’où s’échappent parfois, en éclats fugaces, les fragiles espoirs des protagonistes. Pour Nati, petit-frère « un peu étrange », cet espace est une bulle protectrice, mais pour la narratrice, il s’agit d’ une entité presque organique qui se nourrit de ses doutes et de ses tourments : « la maison est pleine d’échardes le long des poutres en bois ». Elle ne protège pas, elle expose au contraire ses faiblesses et ses angoisses, imposant à la narratrice à une confrontation constante avec elle-même. Cette configuration de l’espace en fait un témoin, ou pire, un complice silencieux d’une violence omniprésente mais non formulée.
Lerasle relate ici par l’écriture une annihilation de l’expression même de soi, une langue mutilée pour mieux servir le silence qui s’impose.
La maladie et l’héritage familial
La figure de la mère dans ce récit est omniprésente, tout en demeurant insaisissable. Effectivement, sa maladie diffuse une atmosphère morbide et sa souffrance semble constituer un pilier central de l’édifice familial. Elle évoque ce mal mystérieux avec une régularité qui frôle l’obsession, jusqu’à imprégner les murs, les objets et les instants du quotidien. « Elle a mal, mal, mal », scande la narratrice, répétant ces mots comme pour en réduire les répercussions par l’usure, ou bien pour s’assurer qu’ils ne disparaissent pas avec le souffle de la mère.
Cette douleur maternelle est aussi un héritage silencieux que la narratrice reçoit sans avoir jamais consenti. Le mal prend possession des gestes de la mère, jusqu’à cette scène où, incapable de dominer ses propres mains, elle se mure dans un silence honteux, loin de ses enfants. Mais même dans ce repli, la maladie de la mère continue de dicter les règles, de s’imposer comme une présence tacite. La narratrice la regarde, impuissante : « Elle essaie de calmer ce corps qui ne l’écoute plus. » En cela, Lerasle explore une forme de transmission par le corps, où la douleur devient un trait héréditaire, une marque indélébile, comme une couleur de cheveux ou un accent particulier. La narratrice, en silence, se prépare, par résignation plus que par choix, à recevoir cette douleur un jour à son tour.
La maison avale, recrache, retient en elle l’oppression familiale et devient le sanctuaire des douleurs muettes de ses habitants.
La fratrie : entre amour et rejet, liens et fragments
Nati, le frère de la narratrice, semble incarner l’innocence au cœur du désespoir. Il est décrit comme étant « un peu étrange », enfermé dans son propre univers, insensible aux conventions sociales, mais pas à la douleur qui émane de sa sœur. Si la narratrice souhaite parfois le repousser, elle reconnaît également en lui un compagnon de souffrance, une présence qui, sans comprendre véritablement, accepte ses larmes. Nati devient ainsi, non pas un miroir, mais un écran où la narratrice projette ses doutes et ses espoirs.
Le grand frère, quant à lui, est distant et silencieux, enfermé dans une forme de mutisme sélectif. Envoyé en pension, il ne revient que rarement, mais chaque visite instaure un rituel de désillusion, où les mots demeurent murés derrière un regard qui ne cherche pas de contact. Dans cet univers familial où la parole est contrainte, le grand frère incarne une résignation silencieuse. Il n’y a pas de reproches, simplement l’acceptation d’une place assignée dans cette constellation bancale qu’est leur famille.
La chute de l’illusion maternelle et le désir de fuite
La narratrice finit par réaliser l’inévitabilité de l’effondrement maternel et, par extension, celui de tout un univers domestique centré sur un mythe de l’unité familiale. À mesure que la maladie de la mère progresse, le masque de contrôle et d’autorité se fendille, et la narratrice est témoin de ses faiblesses sans filtre. « Elle essaie, elle essaie de calmer ce corps qui ne l’écoute plus », confie-t-elle, observant avec une lucidité douloureuse l’impuissance de cette figure maternelle autrefois toute-puissante. Le sursaut de compassion laisse place à un effondrement des illusions, un basculement vers une réalité où l’autorité maternelle n’est plus que l’ombre d’elle-même. Elle assiste, spectatrice, à la dégénérescence de celle qui, bien qu’omniprésente, « n’a jamais su être un pilier véritable ».
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Le vieux chien, ami et complice silencieux de la narratrice, devient dans cette optique une dernière échappatoire. « Il est doux, il est facile à aimer », une constante dans un univers où tout vacille. Mais lorsque la mère impose de s’en débarrasser, déclarant froidement : « Demain, je veux qu’il disparaisse », le dernier rempart cède. La narratrice, privée de cette présence apaisante, voit s’évanouir son unique allié dans la maison. Dès lors, l’aspiration au départ, à une forme de fuite hors de ce cercle asphyxiant, devient plus pressante.
La maison elle-même, avec ses murs friables et ses craquements nocturnes, semble se désagréger sous le poids des tensions accumulées. « La maison est pleine d’échardes le long des poutres en bois », une description qui matérialise la douleur et les conflits familiaux incrustés dans ses fondations. Sa vulnérabilité est sans cesse rappelée par le trou laissé dans le plafond, vestige d’une balle tirée par un père absent : « Ce trou de la taille de mon pouce me regarde chaque matin ».. Cette image devient le symbole d’une blessure familiale béante que ni le temps ni l’oubli ne parviennent à combler. La narratrice, tiraillée entre le désir de partir et la culpabilité de laisser derrière elle ces ruines vivantes, oscille entre révolte et résignation, prisonnière d’un espace où les souvenirs et les attentes insatisfaites s’accumulent comme des éclats de verre prêts à se briser.
Le lecteur est invité à contempler, dans cette œuvre, une peinture de l’abandon émotionnel, dans cette exploration d’un terrain mouvant où les questions demeurent sans écho, où les la(r)mes deviennent le dernier rempart face à l’effondrement.
- Du verre entre les doigts, Alix Lerasle, Éditions du Castor Astral, 2024.
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