Le ring de Katharsy

LE RING DE KATHARSY : LA MACHINE INFERNALE D’ALICE LALOY  

Depuis 2019, Alice Laloy entreprend avec sa série des Pinocchio(live) actuellement au nombre de trois itérations – une des recherches dramatiques les plus stimulantes qu’il est possible de voir actuellement sur nos scènes françaises. Ce cycle de (re)création construit sa dramaturgie autour d’un rituel ; celui de la transformation d’un sujet enfantin libre vers une entité marionnettique contrainte. 

Créé en octobre 2024 au Théâtre National Populaire de Villeurbanne, Le Ring de Katharsy commence là où s’arrête le geste de Pinocchio(live). Continuité d’un mouvement et d’une pensée, le nouveau spectacle d’Alice Laloy s’emploie à examiner en profondeur les conséquences de la manipulation de ces corps uniformisés. Avec en ligne de mire cette question : que peuvent bien devenir ces êtres d’entre-deux mondes, dont la vie ne semble tenir qu’à un fil ?  

Jeudi soir, jour de tempête sur la région lyonnaise. La salle se remplit peu à peu des courageux·ses ayant bravé·e·s la pluie et le vent. Les portes du théâtre se ferment, le temps se suspend dans l’attente. Soudain, résonne un bruit métallique. Le gril technique au milieu de la scène, jusqu’ici au sol, s’élève lentement. La brume qui enveloppait le plateau se dissipe. Du fond de scène se découpent deux silhouettes, chacune poussant un chariot chargé d’une étrange cargaison : des corps humains en attente de vie, pour le moment simples réceptacles. Deux hommes, assis sur des chaises de bureau, remettent en place leur casque audio.

La partie peut commencer.  

Le Ring de Katharsy se présente comme une transposition moderne des jeux romains, le sable de l’arène faisant place à l’immatérialité du monde virtuel. Durant quatre manches, par le biais d’avatars qu’ils contrôlent par la voix, deux joueurs vont s’affronter dans une réplique de jeu vidéo. L’objectif de leur lutte n’est jamais explicite : est-ce pour une récompense, pour leur survie ou simplement pour la beauté du combat ? Tout cela se déroulant sous le commandement de la mystérieuse Katharsy (interprétée par la chanteuse lyrique Marion Tassou), arbitre et organisatrice de ce rite ensauvageant.  

Traduction matérielle d’une pratique virtuelle 

La grande clairvoyance d’Alice Laloy dans ce spectacle, c’est déjà de démontrer que l’intérêt du médium vidéoludique au théâtre se situe, non pas dans son esthétique mais dans les nouveaux et nombreux dispositifs ludiques qu’il entraîne. Le Ring de Katharsy ne cherche pas à faire comme le jeu vidéo, il est jeu vidéo. Seulement, un jeu vidéo qui aurait été digéré par les spécificités inhérentes à l’art dramatique.  

Le plateau devient pleinement un espace ludique, assurément virtuel car modulable à souhait au gré des parties.

L’exemple le plus frappant de ce traitement à contre-courant se situe dans la façon de penser la scénographie ; non comme un simple décor singeant l’espace numérique mais comme un support – à la fois discret et omniprésent – obligatoire au jeu. À rebours des attentes et d’une grande qualité plastique, le travail de la scénographe Jane Joyet fait le choix du monochrome gris, épousant une sobriété visuelle inattendue. Par ce procédé, le plateau devient pleinement un espace ludique, assurément virtuel car modulable à souhait au gré des parties. Pour preuve, les nombreuses chutes d’éléments de mobilier qui rythment la représentation rappellent le système vidéoludique du housing, bien connu des joueurs et joueuses de simulations de vie telle que Les Sims.  

Le jeu vidéo n’infuse pas seulement l’espace dramatique, il vient également perturber le rapport au temps. Construisant la temporalité de son spectacle en écho à celui d’une partie, la metteuse en scène fait s’enchaîner de frénétiques séquences de jeu avec de longs moments de changements plateau, faisant ici office de temps de chargement. Ce rythme contrasté ne fait pas que traduire scéniquement le médium vidéoludique, il permet surtout de projeter le spectateur dans la position d’un joueur, frustré par l’attente, avide de pouvoir relancer une nouvelle partie. 

Cette fidélité absolue à son objet d’étude entraîne, une fois la découverte du procédé passée, une certaine automatisation dans le déroulement du Ring de Katharsy. Pourtant, cette dernière n’est, assez étrangement, pas un ennemi à la dramaturgie. Car c’est toujours dans une forme de redondance, dans la confiance au temps comme un laissez-penser que la richesse du travail d’Alice Laloy se découvre.  

« Esquive…Frappe… Frappe… FRAPPE ! » 

Pour traiter de manipulation et des injonctions extérieures, Alice Laloy trouve un sujet parfait à étudier dans cette figure de l’avatar. Un corps hybride, creux, guidé par une main invisible. À l’heure du jeu vidéo, tout le monde est un peu marionnettiste.  

Sur scène, six avatars donc, eux aussi peints en gris, attendent les ordres. Pour les interpréter, la metteuse en scène s’est entourée d’une merveilleuse équipe de danseur·euse·s et d’acrobates pour rendre matérielles ces corporalités habituellement virtuelles. Le rendu vacille parfois vers le caricatural mais se rattrape in extremis aux branches du grotesque. Ici, l’exagération sert avant tout une drôlerie qui pourrait donner au Ring de Katharsy un air de farce. Pourrait, car, progressivement, derrière les contorsions et l’absurde, se dévoile l’angoisse d’un corps contraint à réaliser des actions sans son consentement. Les sourires des spectateur·rice·s s’effacent au fur et à mesure qu’apparaissent les éclats de conscience dans le regard des avatars. Ils ne se laissent plus aveuglément faire, hésitent, tentent même de résister aux actions humiliantes ou brutales ordonnées. La session de jeu se transforme en session de torture. Derrière la manipulation, le pouvoir ; derrière le pouvoir, la violence. 

Derrière les contorsions et l’absurde, se dévoile l’angoisse d’un corps contraint à réaliser des actions sans son consentement.

Sous le prisme des interactions ludiques, Alice Laloy interroge en réalité une société qui voit ses rapports sociaux de plus en plus facilement irrigués par la brutalité. En faisant le choix de traiter la violence dans les jeux vidéo comme la conséquence d’une perception actuelle du monde, elle évite le piège fréquent de la diabolisation de ce médium. Le Ring de Katharsy démontre que, bien utilisés, les objets vidéoludiques sont une formidable loupe pour analyser nos modèles de société. Dans ce combat qui se déroule au plateau, c’est notre rapport global à la violence qui est scruté, nos fantasmes de puissance qui sont examinés. Avec l’espoir d’y trouver un moyen d’échapper à ce système.  

Alice Laloy le dit, dès la genèse de cette création, il y avait l’envie d’orchestrer une révolte. À la fin du spectacle, ce soulèvement advient. Les avatars désobéissent et attaquent violemment ces joueurs bourreaux. Même la figure d’autorité, Katharsy, qui depuis le début organise ce jeu de massacre, participe. Son chant lyrique accompagne l’embrasement du plateau, soudain recouvert d’un immense tissu violet. La couleur éclate sur la grisaille, l’effet cathartique est visuellement parfait.  

Seulement, on peut se demander si Alice Laloy ne s’est pas un peu vite précipitée pour ce dénouement. En effet, réduire la révolution à des attaques contre des individus désignés est une conception quelque peu simpliste. Pour se libérer pleinement des contraintes, il faut opérer une restructuration complète du système dominant. Épargner Katharsy, lui donner cette place centrale dans la révolte finale, n’est-ce pas prendre le problème à l’envers ? Maladresse politique ou lucidité désemparée, consciente de la facilité qu’a le pouvoir à récupérer les luttes – difficile de trancher. Il n’empêche que la machine n’est pas complètement détruite.  

La partie n’est pas encore terminée. 

DISTRIBUTION 

écriture et chorégraphie Alice Laloy en complicité avec l’ensemble de l’équipe artistique 

avec Coralie Arnoult, Lucille Chalopin, Alberto Diaz, Camille Guillaume, Dominique  Joannon, Antoine Maitrias, Léonard Martin, Nilda Martinez, Antoine Mermet, Maxime  Steffan et Marion Tassou 

Regard chorégraphique Stéphanie Chêne / Assistanat à la mise en scène Stéphanie Farison Scénographie Jane Joyet / Lumière César Godefroy / Son Géraldine Foucault Musique Csaba Palotaï / Costumes Alice Laloy, Maya-Lune Thiéblemont, Anne Yarmola / Crédit photo : © Simon Gosselin 

Prochaines dates  

05 au 16 décembre : Théâtre de Gennevilliers dans le cadre du Festival d’Automne à Paris 09 et 10 janvier : Le Grand Sud (Lille).

26 et 27 février : Théâtre Olympia (Tours).

13 et 14 mars : Théâtre 71 dans le cadre du Festival MAR.T.O (Malakoff) 20 et 21 mars : Scène nationale d’Orléans.


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