Dans ce court manifeste, Alexandre Bonnet-Terrile présente la jurisprudence poétique, un outil de travail qu’il s’est forgé pour mieux maîtriser sa pratique du vers libre, et qu’il rend public dans l’espoir que d’autres poètes que lui s’y intéresseront et s’en empareront.
« À ce degré d’explicite, il s’agit d’une découverte. »
Jean-Claude Milner, Les penchants criminels de l’Europe démocratique, I, 1.
Écrivant des poèmes en vers, je me situe tout à la fin d’un long processus historique de libération continuée. C’est que notre vers libre, dans quoi je m’affaire après et en même temps que beaucoup de poètes français, n’a pas su, en cent cinquante ans d’existence, substituer à la raison du vers ancien sa propre raison – isolément, plusieurs poètes vers-libristes se sont soignés et pour ainsi dire guéris de la crise de vers, mais aucune de leurs poétiques n’a inversé cette tendance à la déformation, voire à l’informe, de la poésie française dans son ensemble. Partant, le sentiment d’une libération continuée : si le vers libre français ne s’est jamais donné de règles métriques et rimiques positives, conscientes et partagées, comme en eut le vers ancien, alors notre vers libre n’est pas encore libre, mais seulement libéré – nul ordre ne s’est constitué après l’ordre ancien. Et moi, qui déjà aurais tendance au dérèglement, moi qui avais voulu écrire des poèmes pour me gouverner, je m’inquiète pour moi-même beaucoup de ce désordre. Mais il n’est pas question de rétablir l’ordre ancien, d’y revenir : il me plaît que dans l’agencement de leurs vers nos poèmes changent d’homme en homme ; seulement, j’aimerais que chacun soit plus raisonné dans son usage de la liberté ; c’est en tout cas cette raison que j’aimerais atteindre en premier lieu pour la singularité qui est la mienne.
Je distingue dans la poésie qui nous est contemporaine deux expressions typiques de la libération continuée : le vers de la table rase et la prose déguisée en vers.
La première consiste en une exploration illimitée, plus ou moins consciente d’elle-même, de la forme libre anti-métrique, parmi la dissolution réitérée à l’extrême du nombre ancien, de telle manière qu’aille s’évanouissant ce qui relie le présent au passé : tout s’agence alors pour faire table rase du passé, encore et encore. C’est une démarche illimitée, en cela qu’elle n’est pas infinie : l’infini dans le vers libre serait ce chemin tracé, peu à peu, au fur et à mesure des libertés que l’on s’autorise à prendre, à partir du vers ancien ou en tout cas à partir d’une certaine forme antérieure, elle-même liée d’une manière ou d’une autre, dans son émancipation historique, à la norme ancienne – sur cette voie marchent ensemble les poètes (lesquels ?) qui n’ont pas conçu le vers libre comme devant se construire en négation de la raison ancienne. L’illimité, en revanche, est ce qui est explorable dans le désordre anhistorique partout ailleurs qu’en ce chemin d’émancipation de la norme ancienne, hors de ce chemin et en nette rupture avec lui.
Quant à la prose déguisée en vers, elle ne cherche pas à réitérer indéfiniment et jusqu’à l’épuisement le geste brutal d’abandon des formes anciennes. Il est ici plutôt question d’écrire en prose, de délaisser le souci du mètre et de la rime et de proposer des textes dont la syntaxe nie imperturbablement la nécessité du vers, tandis que leur mise en page, qui prévoit d’aller à la ligne avec fréquence, mais de façon aléatoire, nous rappelle sans cesse, par ce simulacre de versification, l’absence de toute versification.
S’il a été nécessaire de dissoudre le nombre officiel pour s’en affranchir, nous pourrions désormais envisager quelque chose d’autre que la dissolution ; autrement dit, si cette dissolution, où se décompose, se défait, la forme ancienne, fut un passage obligé, il s’agirait de lui faire succéder une réformation.
Un système de règles peut être établi, qui s’adapte à la liberté du vers, c’est-à-dire qui ne bride pas sa polymorphie constitutive mais l’accompagne avec prudence, et offre une matière au jugement, puis une forme à la pratique du vers-libriste.
Un système de règles peut être établi, qui s’adapte à la liberté du vers, c’est-à-dire qui ne bride pas sa polymorphie constitutive mais l’accompagne avec prudence, et offre une matière au jugement, puis une forme à la pratique du vers-libriste. J’ai établi pareil système pour moi-même, pour la santé de mes vers libres, pour qu’ils trouvent parmi l’illimité des possibles l’infini qui leur va. J’ai nommé jurisprudence poétique cette chose un peu nouvelle que je me suis confectionnée et qui est aussi, dans certains aspects de son fonctionnement, ancienne, puisqu’elle a été pensée par analogie avec la pratique du jurisconsulte et du juge. Et comme j’ai la certitude que cette jurisprudence fait le plus grand bien à mon écriture, la divulguant j’espère que d’autres que moi s’y intéresseront, peut-être s’en empareront pour composer leurs propres poèmes.
Voici comment j’exposai les principes de cette jurisprudence lorsque j’en eus d’abord l’idée :
« Fixer des formes nées du hasard du vers libre. Les prendre comme normes pour l’écriture à venir. Formes libres imposées. Convertir le libre désordre, voisin de la mort, en nouvel élan. Faire croître des organismes plutôt que de les détruire.
Écrire, ce sera dorénavant se situer par rapport à des formes libres imposées : les reprendre ou les modifier, ne jamais les oublier. Conserver ou non tel heptasyllabe, l’allonger, le raccourcir, le supprimer, renverser ou non tel enchaînement de vers, selon que le poème l’exige ou ne l’exige pas. Faire naître ou non, par ce système, des variantes. S’accoutumer à cette jurisprudence poétique, en nourrir son jugement et son inspiration, en sorte que même les formes qui naîtront encore du hasard du vers libre n’en seront pas moins réglées. »
Maintenant je saurai mieux dire.
Qu’est-ce, d’abord, que « fixer des formes nées du hasard du vers libre » ? Prenons l’exemple de ce poème d’Yves Bonnefoy :
Je te voyais courir sur des terrasses,
Je te voyais lutter contre le vent,
Le froid saignait sur tes lèvres.
Et je t’ai vue te rompre et jouir d’être morte ô plus belle
Que la foudre, quand elle tache les vitres blanches de ton sang.
Parmi la multitude illimitée des formes pouvant naître lors de l’écriture d’un poème en vers libres, Bonnefoy a fait naître celle-ci, qui me semble sonner juste. Parce que, selon le jugement de la petite assemblée de mon cœur, de mes oreilles et de mon esprit, cette forme est juste, je veux la conserver pour pouvoir en imprégner d’autres poèmes que j’écrirai dans l’avenir. Alors, je la fixe comme il suit :
FORME DE LA COURSE ET DE LA LUTTE
_ _ _ _idem _ _’ _ _ _ _A (6’4)
_ _ _ _idem _ _’ _ _ _ _B (6’4)
_ _ _ _ _ _ _C (7)
_ _ _ _ _ _’ _ – _ _ _ _’ _ _ _D (6’5½’3)
_ _ _ – / _ _ _ _ – _ _ _ _ _ _ _ _B (3½+12½)
Je fixe le nombre de vers et leur répartition en strophes, le nombre de syllabes par vers, les césures et les respirations, la répétition au début des deux premiers vers, l’absence de rimes ou leur présence.
Ayant fixé tout cela, je peux me plier scrupuleusement, dans l’écriture de mon poème, à la contrainte de la forme obtenue, la « prendre comme norme », ou je peux, si au cours de la composition une ou plusieurs modifications de la forme de départ me semblent convenir en particulier au poème que j’écris – là une rime en plus, là une syllabe en moins… –, ne pas m’interdire l’écart à la règle, et ainsi faire naître une variante, nouvelle forme, qui à son tour pourra servir de modèle à des poèmes ultérieurs, durant l’écriture desquels je pourrai à nouveau m’émanciper de la norme ou m’y plier, selon le besoin, et ainsi produire ou non des formes nouvelles. Et je pourrai finalement, les jours où je m’en trouverai capable, écrire des poèmes sans besoin de précédents, et produire des formes radicalement nouvelles, mais non moins réglées que les autres, puisque j’aurai pris le temps de m’accoutumer à la jurisprudence poétique et que j’y reviendrai souvent, pour m’en ré-imprégner. Et par cet aller-retour constant entre une loi, faite d’une variété nombreuse de cas particuliers, et ma liberté d’homme, choisissant, quand il le faut, d’enfreindre telle expression de la loi pour conserver l’esprit de la loi, telle expression du rythme ou de la rime pour conserver l’esprit du rythme ou de la rime, je serai libre dans mes vers, quel que soit, par ailleurs, mon talent poétique.
J’ai commencé d’élaborer un corpus de formes poétiques où se trouvent rassemblées, suivant le système de notation que j’ai montré, les formes des poèmes en vers libres français auxquelles il intéresse à mon écriture de se référer parmi la foule des précédents du début de ce siècle, du siècle passé et de la fin du siècle avant lui. Je me promène parmi les précédents selon les besoins de mes poèmes, mettant ma parole tour à tour dans la forme qui lui convient le mieux.
Voici bientôt l’exemple d’un poème sans titre que j’ai écrit dans la forme de l’« Annie » d’Apollinaire, ainsi notée :
FORME DE L’ « ANNIE »
_ _ _ _ _ _ _A (7)
_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _B (11)
_ _ _ _ _ _ _ _C.idem (8)
_ _ _ _ _ _ _ _ _B (9)
_ _ _ _ _ _ _C.idem (7)
_ _ _ _ _ _ _ _ _ _D (10)
_ _ _ _ _ _ _E (7)
_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _E (14)
_ _ _ _ _F (5)
_ _ _ _ _ _ _ _ _G (9)
_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _F (13)
_ _ _ _ _ _ _ _ _F (9)
_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _G (12)
Je n’ai altéré que la composition du troisième vers, en le redécoupant et en lui ajoutant une syllabe, et la composition du cinquième vers, que j’ai également redécoupé :
Notre époque toute en larmes
Où est-ce que partent mes grandes couleurs
demande Je réponds À l’avant
Là renaissent loin de tes douleurs
gens Meilleures gens d’avant
qui attendent le violet pour leurs joies
et le rose pour leur verbe
le rouge le vert le jaune pour les saisons de l’herbe
et les trois bleus pour
l’étranglement la fuite le jeu
et beaucoup d’autres formes que sait prendre l’amour
Époque désormais te parcourent
seulement quelques routes plus grises que Dieu
Voici encore un exemple pris parmi mes poèmes. C’est le résultat d’une autre sorte d’usage de l’écriture jurisprudentielle. J’ai composé la première strophe sans précédent ; elle est « née du hasard du vers libre ». Après que je l’ai écrite, puisqu’elle ne me déplaisait pas, je l’ai immédiatement ajoutée à mon corpus de formes ; et je l’ai réemployée pour écrire les deux strophes suivantes, en me laissant une certaine marge dans le décompte des syllabes, le découpage interne et l’agencement des rimes :
POÈME MARCHOIS
Retour du vert aux soirs orange Lumière Contour des plantes La grande
longueur d’un champ La forêt claire Retour du vert au soir Novembre
n’est pas juillet Longueur des champs qui font le vert Le vol des cendres
où je serai Et la lumière vient s’étendre où je me tais
Aux plumes pâles dans les plantes Pâleur L’oiseau ne chante L’envol
a bruit de cœur Forêt de pentes Est-ce le soir ou non Charmante
au soir la peur Les ailes battent vers mon cœur Le chaton naît
sa mère meurt Et ma tristesse est de n’entendre que mon cœur
Un feu s’élève il fait les ombres Chaleur Un feu tout sombre L’odeur
est dans les branches Forêt brûlante Un homme près des plantes Dimanche
est au tonnerre Retour d’un homme sur des terres Voici les cendres
où tout s’envole C’est mon bonheur qu’ici au loin je reste seul
Et puisque j’étais satisfait de cette forme en trois strophes, je l’ai réemployée pour écrire cet autre poème :
POÈME POUR QUE NOUS SOYONS
Soyons qui parle pour un bien Beauté Soyons nos fils Le triste
est plaisanté Soyons nos pères Soyons d’aucun mystère Soyons
toute cité Soyons surface d’une mer ensemble lisse
et tortillée Soyons qui meurt après qu’est né le nouveau-né
Soyons qui vit pendant la mort Le sort Soyons nos torts Le sort
est partagé Soyons l’année Après l’année soyons encore
étant très forts Étant très forts soyons en pied comme un seul corps
de plusieurs corps Soyons la fête commençante et commencée
Alors soyons l’amour naissant Soyons notre amoureuse Amour
en un visage Amour saillant Amour à forme sage La ruse
pour nous aimer Des quatre amours le plus peuplé rose d’un rose
rosement rose Soyons l’amour qui n’aime que s’il est aimé
Sinon, il est fréquent que j’utilise pour écrire un même poème deux précédents, voire plus, par exemple en les faisant se succéder, ou en n’utilisant qu’une partie de la forme de l’un et une partie de la forme de l’autre. Il arrive aussi que j’écrive le début d’un poème dans une forme, puis que la suite et la fin s’écrivent dans une prolongation de l’élan.
Je donne ce dernier double exemple, afin de montrer à mon lecteur que l’on peut faire forme de tout ce que l’on juge bon de fixer et d’employer. Les sautillements rythmiques et rimiques des morceaux de Julien Mari, dit « Jul », me plaisent. J’ai donc écrit deux poèmes dans la forme du début d’un morceau de ce contemporain. Le morceau s’intitule « 6.35 » ; voici la forme de ses dix-neuf premiers vers (cela commence à la vingt-sixième seconde de la deuxième minute, après un assez long prologue parlé), puis mes poèmes ; le premier s’inspire de la règle des quatorze premiers vers et le second s’arrête aux six premiers :
Je ne crois pas devoir garder ces résultats pour moi seul. De cette jurisprudence, chacun de nous, écrivant des vers, peut tirer parti s’il le désire.
Ainsi, c’est ma liberté de poète que je soigne. Mais à d’autres pratiques peut-être une jurisprudence d’un genre similaire pourrait s’appliquer.
Car, si je peux dire du vers libre qu’il résulte d’une libération des pratiques en poésie, et que cette libération se traduisant en général par une dissolution de la forme, il s’agit de la transmuer en liberté en dressant pour soi-même un corpus des formes libres dont se servir librement, alors je crois pouvoir dire aussi qu’il serait bon d’élaborer un corpus de formes pour chacune des pratiques qui ont connu une libération sans aboutir à une jurisprudence durable, sans trouver la liberté, sans remplacer la norme dont elles s’étaient émancipées par les normes nouvelles et nombreuses que leur émancipation ne cessait de produire.
Mettons que plusieurs de nos pratiques, chacune à sa manière et depuis une époque plus ou moins éloignée, souffrent la dissolution, manquent à différents degrés d’une jurisprudence qui leur soit propre. Quelles formes, alors, produites dans le passé et le présent d’une pratique ou d’une autre, si on les collectait, en aideraient la réformation progressive ? Et comment devrions-nous collecter les formes pour chaque pratique, c’est-à-dire les noter, d’abord, et, dans un second temps, une fois notées les formes d’un nombre suffisant de cas particuliers, les classifier ?
Alexandre Bonnet-Terrile est né en 1999 à Paris. Il a publié trois recueils de poèmes au Castor Astral : Les Numérotés (2018 ; Prix Apollinaire découverte 2018 et Prix Primoli 2019), Via Boston (2020), Et l’origine s’y refuse (2022). Son quatrième recueil, Portrait du bienvenu, a paru en septembre 2023 chez Fata Morgana.
Pour en savoir plus sur l’oeuvre d’Alexandre Bonnet-Terrile :