Enfant de la balle, Alexander Calder (1898-1976) est allé à la rencontre de l’art par émulation, marchant dans les pas de son grand-père, et de ses parents. Né a Philadelphie, artiste polyvalent fasciné par l’expression du mouvement et la création artistique, Calder a su au fil de son existence garder une âme d’enfant prompte à s’émerveiller et s’amuser d’un rien. Loin d’être un musard, il a conçu plus de 22.000 créations : une œuvre magistrale et polymorphe, toute en légèreté et fluidité, colorée de ce je-ne-sais-quoi de poétique qui enchantera les visiteurs de la Galerie nationale de l’État du Victoria.
« J’ai toujours été attiré par le système de l’univers comme modèle. Les corps en suspension dans l’atmosphère me fascinaient — j’ai donc fait mon premier mobile ». Alexander Calder, 1951.[1]
La fuite de la ligne
Si la Galerie nationale de l’État du Victoria (NGV) avait eu l’ingénieuse idée de faire un parallèle entre les Variations de Goldberg de J.S. Bach et les répétitions et variations sur un même thème des gravures de M. C. Escher,[2] elle aurait pu tout aussi bien associer Calder et Erik Satie (1866-1925) pour leur passion commune de thèmes chers à l’enfance : le bricolage, le ludisme, l’insouciance et la légèreté. Marqué par l’univers théâtral du cirque, il se lança en 1926 dans une série de sculptures en fil de fer (voir The Brass Family, 1929) sur cette thématique (acrobates, clowns, écuyères, jongleurs, animaux savants, etc.) au moment même où il visite plusieurs parcs zoologiques et esquisse les animaux en associant forme et mouvement dans ses lignes épurées. Pour reprendre les propos d’Arnauld Pierre, « Calder fait la preuve que le trait allusif, la courbe synthétique disent mieux la vérité de l’animal que le naturalisme le plus précis, le moins oublieux des détails ». (19) Cette ligne sur la page, Calder en organisera la fuite dans l’espace avec du fil de fer, un matériau plus maniable et malléable qui révolutionnera la sculpture traditionnelle connue pour sa robustesse, ses volumes et surfaces généreux. L’artiste ne va pas en ligne droite à son sujet, mais plutôt par des courbes, des sinuosités, des lignes fluides qui élaborent une œuvre d’agencement et de dépouillement.
Dans une certaine mesure, on pourrait dire que Calder fait voisiner la démarche psychanalytique (telle que décrite par Nicolas Lévesque) et celle de l’art : « Décontenancer juste ce qu’il faut pour ouvrir, sans que ça se referme trop vite. Puis incarner une contenance lorsque le morcellement est trop grand, que l’angoisse est trop forte ».[3] Toute son œuvre procède d’une poétique de démembrement qui vise à produire cet émerveillement riche en sensations que les adultes ont tôt fait d’oublier. L’angoisse dont il est question est celle de la perte de l’âge d’or de la vie, de cette enfance auréolée des premières sensations et expériences de l’existence. Calder fait donc bouger les lignes de la sculpture en opposant au statisme de cet art l’idée qu’il puisse être mobile.
Poétique du mouvement : du cycle géométrique au cycle organique
Diplômé d’ingénieur mécanique en 1919, Calder transmua en carrière artistique sa formation professionnelle durant laquelle il étudia le mouvement, ses forces en tant que phénomène physique et l’équilibre des corps. Tout commença avec le Cirque miniature et ses figurines miniatures articulées (près de deux centaines) que le spectateur pourra voir dans un long documentaire de Jean Painlevé, Le Grand Cirque Calder (1927), en diffusion dans la salle d’exposition. Calder se fait donc homo ludens avant de se faire homo faber.
Calder fait donc bouger les lignes de la sculpture en opposant au statisme de cet art l’idée qu’il puisse être mobile.
Sa sculpture se définit rapidement selon les lois de la physique en action : direction, vecteur, amplitude, orbite, volume et densité vont constituer l’épine dorsale de ces « rêveries cosmiques » (40). Tout un jeu d’équilibre, de balanciers et de contrepoids qui vont faire danser des objets géométriques dans l’espace avec l’intention de produire un effet sonore comme Red Disc and Gong (1940) ou pas (Voir Starfish, 1934). Les « mobiles », selon le bon mot de Marcel Duchamp, étaient nés. Suivront les « stabiles »[4] comme Little Spider (c.1940) ou Parasite (1947) qui donneront une assise plus stable aux mobiles tout en reprenant des arborescences graciles d’inspiration organique et à l’expressivité linéaire. En 1933, Calder ne démord pas d’une certitude : « Tout comme on peut composer des couleurs, ou des formes, on peut composer des mouvements » (39). Aussi le mouvement intègre t-il l’univers de la composition au même titre que les lignes ou la couleur.
La poétique du mouvement initialement pensée et voulue par l’artiste de Philadelphie a été quelque peu contrariée par l’injure des ans, puisque certaines pièces qui incluent un mécanisme, comme Black Frame (1934) ainsi que Half-circle, Quater-circle, and Sphere (1932), ne peuvent être mise en branle pour des raisons de conservation muséale. En conséquence, ces sculptures trônent avec majesté dans la galerie sans que les visiteurs puissent admirer l’articulation esthétique de cet art cinétique.
Sous le regard d’Arnauld Pierre : une « œuvre en devenir »
Gallimard a le bon goût de publier une monographie sur ce touche-à-tout américain, sous la plume d’Arnauld Pierre, professeur en histoire de l’art contemporain à Sorbonne Université. Dans Calder, La sculpture en mouvement (Découvertes Gallimard, 2019), le lecteur apprendra non sans surprise que Fernand Léger et Piet Mondrian avec son « néo-plasticisme » et sa « peinture en mouvement » (33), allait influencer le fabuleux destin d’Alexander Calder. Les affinités avec Miró et Kandinsky sont aussi évidentes.
Au chapitre 3 de cet opuscule, on pourra découvrir l’environnement naturel des pièces gigantesques de Calder que la Galerie nationale de l’État du Victoria n’a pu exposer que sous forme de maquettes dans une sélection qui compte un échantillon représentatif de sept créations. Le plus grand format de l’exposition est Black Beast (1940), accompagné de son modèle réduit. Ces commandes publiques, dont la démesure impose une conception née dans des ateliers-hangars, ont fait la renommée internationale de Calder qui pour l’occasion s’est associé avec les plus grands architectes de son temps. Ces œuvres monumentales au design biomorphique sont le défi personnel que s’est lancé ce « génial bricoleur » afin de partager ce plaisir esthétique avec le plus grand nombre.
Il y a chez Calder une manière dynamique d’occuper l’espace artistique au moyen d’une scénographie qui vise à interagir avec le public. Il n’est pas interdit d’y voir une préfiguration de l’interaction que l’on retrouve dans les musées d’art contemporain qui cherche autant à émouvoir les spectateurs qu’à les mouvoir. Malgré la qualité indéniable de ce travail d’exposition, l’on regrettera que des courants d’air artificiels n’aient pas été créés par la NGV afin de faire saillir le mouvement de ces sculptures de manière plus tonique.
- L’exposition Alexander Calder: Radical Inventor est visible à la National Gallery of Victoria jusqu’au 04 août 2019
- Lire: Arnauld Pierre, Calder : La sculpture en mouvement (Paris : Découvertes Gallimard, 2019), 110 pages.
[1] Cité en deuxième de couverture in Arnaud Pierre, Calder : La sculpture en mouvement (Paris : Découvertes Gallimard, 2019).
[2] Voir mon compte-rendu de cette exposition ici: http://zonecritiq1prd.wpenginepowered.com/2019/03/12/m-c-escher-impossible-nest-neerlandais/
[3] Nicolas Lévesque in Gérald Gaudet, Écrire, Aimer, Penser : Entretiens sur l’essai et la création littéraires (Québec: Nota Bene, 2019), 133.
[4] Ils sont définis par Arnauld Pierre comme des « constructions de tôles métalliques découpées et assemblées entre elles à divers angles, sans soudure, peintes et posées à même le sol ». (64)