D’Absalon, Absalon ! à  Hécube , le Festival d’Avignon entre crépuscule et quête de lumière

Alors que Séverine Chavrier ouvrait le 78e Festival d’Avignon avec une création-fleuve autour du chef-d’œuvre de Faulkner Absalon, Absalon !, Tiago Rodrigues s’est appuyé sur Euripide pour imaginer une Hécube actuelle s’élevant contre l’injustice.

HECUBE PAS HECUBE Avec les interpretes de la Comedie-Francaise : Eric Genovese, Denis Podalydes, Elsa Lepoivre, Loic Corbery, Gael Kamilindi, Elissa Alloula, Sephora Pondi Texte et mise en scene Tiago Rodrigues Traduction Thomas Resendes Scenographie Fernando Ribeiro Costumes Jose Tenente Lumiere Rui Monteiro Musique et son Pedro Costa Collaboration artistique Sophie Bricaire

« Ne jamais arrêter d’aboyer ». En écrivant cette tirade, Tiago Rodrigues n’avait pu imaginer que la morale canine de sa création percuterait à ce point la réalité. Sa relecture contemporaine du Hécube d’Euripide semblait pourtant jouée loin du monde, dans le cirque minéral de la carrière de Boulbon, lieu mythique du Festival d’Avignon que le directeur portugais fit rouvrir pour sa première édition, en 2023, y programmant Le Jardin des délices de Philippe Quesne. Des pierres, des pins, des étoiles : dans ce décor antique, son Hécube, pas Hécube sera créé le soir-même du premier tour des législatives.

La mise en abyme est significative, pour cette 78e édition aux dates déjà chahutées – il commence dès le 29 juin – par les besoins sécuritaires des Jeux olympiques, et une dissolution qui contraint l’événement à renouer avec ses éditions les plus politiques. Tiago Rodrigues annoncera ce soir-là une nuit de la résistance contre l’extrême droite. Comme son prédécesseur Olivier Py, l’ancien directeur du Théâtre national de Lisbonne ne se contente pas d’administrer le Festival : il continue à créer. Par obligation, en 2023, quand il a monté à toute vitesse le bien-titré Dans la mesure de l’impossible pour combler le trou de la déprogrammation au dernier moment des Emigrants de Sebald monté par Krystian Lupa.

Par désir, enfin, avec cet Hécube, pas Hécube où le Portugais emboîte une tragédie dans une autre. Celle d’Euripide, contant le destin de la reine de Troie réduite en esclavage et privée de ses enfants, qui ira plaider sa cause devant Agamemnon. Celle de Rodrigues, qui retient de ce personnage un « symbole politique » de la demande de justice, et qu’il incarne à travers les traits de Nadia, mère d’un enfant autiste maltraité par l’institution le prenant en charge, et qui réclamera elle aussi réparation contre cette infamie – l’histoire est tirée de faits réels, qui ont eu lieu en Suisse. Pour nouer l’histoire d’hier et celle de maintenant, Rodrigues enrôle une partie de la troupe de la Comédie-Française.

Enigmatique statue de chien

Tiago Rodrigues offre une pièce rythmée et n’oublie pas les traits d’humour

Ils jouent la mise en abîme, car Nadia est mère et comédienne. Elle répète avec sa troupe la pièce d’Euripide, mais est happée par la procédure judiciaire qui l’éprouve. Et deux temporalités qui tendent la création : d’un côté la première du spectacle, de l’autre la date du verdict. Mieux qu’une réécriture, le procédé joue de la résonance entre les deux situations. Il est habile, d’autant que Tiago Rodrigues offre une pièce rythmée et n’oublie pas les traits d’humour, en particulier servis par un Denis Podalydès pétillant. Elle est même intelligente : tandis que se dévoile le moteur profond incarné par un élément de décor caché sous un tissu (une grande et énigmatique statue de chien, trônant au milieu de la scène), métaphore de la rage vengeresse de Nadia, la signification même de l’injustice s’affine à mesure que défilent à la barre les protagonistes travaillant dans l’institution.

Des éducateurs à la direction, on remonte la chaîne des responsabilités jusqu’à dénuder la source même du scandale. L’Etat, la loi, le pouvoir : là sont les sources originelles de la violence, incarnées par Polymestor, roi de Thrace aux yeux crevés. Le sens, le jeu, la scène : tout était là pour rendre ce spectacle captivant. Mais il ne fut pas grand, car l’ensemble avait quelque chose de trop poli. Evidemment, le manichéisme moral de l’argument ne facilitait pas la tâche. Mais cela tient plutôt à un excès de didactisme : Tiago Rodrigues veut parfois tout trop bien expliquer, ce qui pèse et laisse, à force d’intention sagement explicitées, une impression de copie trop propre… Sans toujours bien justifier, par le plateau et la mise en scène sans folies, d’avoir investi une carrière de Boulbon pour autre chose que l’envie de s’offrir ce lieu mythique du Festival.

Catabase théâtrale

Le procédé théâtral a ses partisans, qui loueront l’innovation, comme ses détracteurs, agacés de regarder du spectacle vivant sur un écran

La lumière, la limpidité, la pédagogie : l’antithèse de Tiago Rodrigues se déroulait la veille, en ouverture de cette 78e édition, dans l’Absalon, Absalon ! de Séverine Chavrier, pièce fleuve de cinq heures, jouée dans une obscurité permanente, au fil jamais réellement explicité. Dans cette réécriture libre, la seule clarté est contextuelle : il s’agit de l’ambition et de la chute de Thomas Sutpen et de sa descendance, à la tête d’une plantation dans un Sud des Etats-Unis rongé par la guerre de Sécession, l’esclavage, l’alcool, et plus profondément la malédiction biblique – Faulkner transpose un épisode de l’Ancien Testament – d’une société blanche fondée sur la racine pourrie de l’esclavage.

« A 50 ans, si t’as pas une plantation t’as raté ta vie » : pour rendre la débâcle de cet homme, Séverine Chavrier revendique de ne livrer que des éclats du roman complexe de Faulkner, plongeant le spectateur dans une pièce d’ambiance, dont l’atmosphère est plantée par l’accompagnement musical constant d’Armel Malonga, jouant sur scène, et un décor édifiant : une voiture (parfois deux) au milieu du plateau et la grande maison des Sutpen en fond, où les comédiens déambulent comme dans un dédale dans lequel ils disparaissent souvent. Car il faut dire que l’essentiel de la pièce ne se voit pas, mais se visionne comme au cinéma, puisqu’une caméra embarquée capte les scènes qu échappent au spectateur, projetées sur la façade de l’édifice.

Le procédé théâtral a ses partisans, qui loueront l’innovation, comme ses détracteurs, agacés de regarder du spectacle vivant sur un écran. Quoi qu’il en soit, on ne pourra reprocher à Séverine Chavrier la mise en œuvre très visuelle de ce monde interlope, crépusculaire et fantomatique, sertie de puissantes idées – une pluie de canettes de soda tombant sur scène, des animaux (boa, dindons, chien), l’ouverture du plateau sur les coulisses extérieures… Il y aura les spectateurs que cet ensemble magnétisera, mais la distance de cinq heures sur laquelle l’ancienne directrice de la Comédie de Genève propose cette adaptation en repoussera d’autres. Deux raisons à cela : d’abord, la metteuse en scène propose une catabase dont la variation est exclue.

https://zone-critique.com/critiques/cormac-mccarthy-le-monde-en-poussiere

Tourner autour de Faulkner

On descend méthodiquement dans un trou, étouffé par une répétition des ambiances, des ténèbres et des paroles, qui fait reposer la tâche exorbitante de tenir le public sur le jeu et les effets visuels. Et très peu sur le texte. Si Séverine Chavrier laisse l’impression de dérouler infiniment la même scène, il s’agit avant tout d’une atmosphère musicale, sans réelle narration. La sidération viendra de l’image plus que du texte, souvent hermétique, fragmentaire, sûrement parfois secondaire. « Plutôt que de suivre une chronologie stricte ou de reproduire les temps forts du roman, nous explorons différentes configurations et relations entre les personnages », revendique-t-elle dans le programme du spectacle.

Il fallait oser le pari d’une telle déstructuration sur autant d’heures, qui peut-être pose un autre problème, ramenant à un prêt-à-penser sur Faulkner. En ne tirant que ces éclats textuels, n’est-ce pas condamner la pièce à jouer indéfiniment les mêmes thèmes sans les dépasser ? Et finalement réduire Faulkner à une éternelle variation autour de l’esclavage, de la malédiction du Sud et de la dégénérescence de ses dynasties ? La place secondaire donnée au texte par cette création met en question la fondation de son geste initial : fallait-il tourner autour de Faulkner, ou l’approfondir ?

Crédit photo : © Christophe Raynaud de Lage

  • Hécube, pas Hécube, de Tiago Rodrigues, jusqu’au 16 juillet à la carrière de Boulbon, puis en tournée jusqu’en juillet 2025 à travers l’Europe, ainsi qu’à Antibes, La Rochelle et Paris.
  • Absalon, Absalon !, de Séverine Chavrier, jusqu’au 7 juillet à la FabricA, puis en tournée de janvier à avril 2025 à Genève, Luxembourg, Liège, Paris et Orléans.

Publié

dans

,

par

Étiquettes :

Commentaires

Laisser un commentaire