« Les chiens ont des puces, les hommes des emmerdes, n’essayez pas de changer le monde » Charles Bukowski, Journal d’un vieux dégueulasse, 1967
Vous le connaissez peut-être de réputation, sans doute parce qu’il est de ceux qui portent sur eux le charme et l’oubli de l’époque. Journaliste chez FHM à 20 ans, compagnon cocaïné de Beigbeder (dont les excursions poudrées sont relatées dans Un roman français, 2009,), écrivain sur le tard, l’année dernière primé pour son Jayne Manfield 1967 (prix Femina), il y a 4 ans pour L’hyper-Justine (Prix flore – décerné par son ami Beigbeder). J’ai nommé Simon Liberati, qui nous intéresse en ce jour pour son Nada exist, publié en 2007.
Que la parenté avec Beigbeder ne vous rebute pas, car elle n’a rien de littéraire, sinon que l’univers de l’ancien journaliste people fait miroir à celui de l’auteur de 99 francs: décadence paillette, morbide chic, élégant néant. Dandys un peu maudits : à l’heure du glam-trash.
Voici Nada exist, plongée en apnée de 5 heures, sur 400 pages, dans la vie d’un photographe de mode en perdition.
Je vous entends d’ici, et j’ai l’ouïe fine: un blafard ersatz de Houellebecq, encore. Autant (re)lire le journal d’un vieux dégueulasse (Bukowski, 1967). Peut-être. Sans doute.
Pour autant, Nada exist, malgré ses facilités, malgré ses complaisances, est un roman intelligent, puissant parfois, presque beau, presque grand. Réussi. Et Liberati, sinon un grand, du moins un véritable écrivain.
Dans sa mythique interview pour l’express, Voyage au bout de la haine (1957) Céline à ce mot, si juste, qui peut être dit seul la vérité du romancier : «Une certaine musique, une certaine petite musique introduite dans le style, et puis c’est tout. C’est tout. L’histoire, mon Dieu, elle est très accessoire ».
Alors oui, le thème de l’âme perdue, diluée dans les vapeurs d’une existence trash et mondaine, c’est l’ère du temps, c’est la matière mille fois ressassé aujourd’hui, et depuis Fitzgerald, par les bons écrivains, par les mauvais.
Mais, comme Céline, cela ne nous intéresse pas, ou peu. Ce qui nous intéresse c’est cette petite musique qui persiste, derrières les couches, parfois grossière, de l’univers en Louboutin sale, en ciel assombri, de Liberati.
Simon Liberati est intéressant précisément car il est un entre deux. Certes, son roman n’atteint pas au génie d’évocation du maître déjà deux fois précité, Bukowski. De même, et c’est la principale critique que l’on peut faire à cette littérature du glam-trash : le name-dropping a ses limites. Citer dans la même phrase le nom d’un clipper en vue, d’une mannequin séropositive, et d’une marque de string haute couture, ce qu’allégrement se permet l’auteur, n’est pas gage de hauteur stylistique.
Pour autant, Liberati se situe à des hauteurs, précisément, que jamais un Beigbeder, dans le récit de ses frasques de romantique attardé, n’atteindra, et jusqu’à parfois, en ses plus belles inspirations, par cette forme de phrasé syncopé qu’il adopte, rejoindre un Philippe Sollers, celui de Passion fixe (1999) :
« Elle était anglo-saxonne, la race n’y faisait rien, et le crack non plus. Enthousiaste, positive, bon élève. Rien de railleur, de défaitiste, de français, de slave. « Vanité, c’est Goethe» , lui avait écrit le chilien avant de mourir. Il ne la connaissait pas, mais en psychologie, il avait des éclairs, des accélérations, ses neurones connectaient de manière inattendue. Seuls les grands cocaïnomanes arrivaient à des raccourcis pareils. Gloire, Vanité, le calme dans la tempête…l’au-delà du romantisme. »
Et voilà ce qu’apporte précisément l’auteur de Nada exist, cette petite musique qui lui permet de se faire écrivain, c’est-à-dire d’apporter quelque chose en propre à l’édifice de l’histoire littéraire : Il y a parfois chez Liberati une forme de chirurgicalité esthétique, d’exigence de la description, qu’il applique aux objets les plus vulgaires, physiques, sexuels, matériels, pour les sublimer, sans leur ôter pourtant leur pouvoir de nuisance, leur laideur, leur négativité. Liberati atteint alors à l’apothéose de l’esthétique glam-trash.
Ce mal-être existentiel (objet de toute littérature), du héros, Patrice, est ici travaillé par un effet intéressant de la temporalité : puisque 420 pages ramassent 5 heures de la vie de Patrice, la description de la geste quotidienne prend des proportions démesurées. La temporalité s’étale. Mais celle-ci est d’abord prétexte à d’incessantes plongées dans la mémoire du héros, que les événements rappellent fréquemment à la réalité, comme en sursaut, pour le tirer d’une rêverie morbide, qui se confond progressivement, à mesure que le récit avance, en une plongée comateuse vers le néant.
L’homme face au néant, contre son néant : voilà le thème, le combat de tous romans. Ce qui fait à mes yeux sa réussite, c’est précisément ses nuances, la subtilité avec laquelle cet affrontement se fait jour. Dans La vagabonde de Colette – 1910 – (malgré la force d’enchantement du roman), le néant, le désarroi est la qui vous agrippe dès les premières pages, directement, sans finesses, brutalement, vulgairement :
« Qu’est-ce que j’attends ? Un petit coup de fouet, bien cinglant, pour faire repartir la bête butée…Mais personne ne me le donnera puisque…je suis toute seule !Comme on voit bien dans ce long cadre qui étreint mon image, que j’ai l’habitude de vivre toute seule ! »
Au contraire, dans le chef-d’œuvre d’Heminghway Le soleil se lève aussi (1926), récit d’un journaliste américain vivant en France dans les années 20, amoureux d’une femme qu’il ne peut aimer, pour avoir le sexe atrophié à cause d’un éclat d’obus, le malaise social, sexuel, sentimental, dans ce roman neutre, à l’écriture blanche, lentement se révèle à vous, dans des crises, des fulgurances, qui soudain jaillissent, après 200 pages, et alors qu’on ne s’y attend plus, au milieu du récit à plat des choses et des événements. Le néant est là, partout, sous tous les mots, à couvert, qui ne dit pas son nom, car il n’est pas besoin de le dire pour l’éclore. Voilà la marque d’un grand roman. Car ainsi celui-ci (et cela est porté à son acmé dans l’Aurélien d’Aragon, 1940), vous guette, vous poursuit, vous hante, vous habite, vous pénètre, lentement, comme un poison, pour longtemps. Il vous fait connaître.
Liberati, lui, est encore, dans l’expression de son rapport au néant, dans l’entre deux. Certains passages sont par trop kitsch :
« Il avait totalement zappé cette histoire, à cause des drogues (un mixe de PCP et d’héroïne) ingurgité ce jour-là avec la négresse inconnue. Du thème retenu au départ, ‘mi-ange mi-bête’, n’avait survécu que la sphère supérieure. Les anges sans la bête. Le créateur n’avait pas dû lire Pascal (Montaigne? Sartre?) depuis un moment.”
D’autres atteignent presque au beau. Les moments d’intimité du héros et de sa maîtresse sont là, comme des pigments de lumière en suspension dans la nuit, les dernières feux d’un soleil qui se couche doucement:
“Face au grand ciel changeant, solaire, sans loi morale, sans étoiles fixes, qui se laissait deviner en transparence derrière le hublot encore voilé, il savait qu’ils formeraient, bientôt, tout à l’heure, à eux deux, l’être double qu’ils avaient intimement attendu depuis l’enfance. Ils n’avaient personne à exclure pour s’isoler. Ils n’avaient pas besoin de précautions, ils n’étaient pas isolés, ils étaient au monde, mieux que jamais.”
Peut-être aussi la force de l’œuvre, tient en cette propension de Patrice à ne jamais basculer complètement dans le trash, à le contourner, le laisser deviner, mais jamais n’y plonger. Patrice sniffe un peu. Mais il hésite devant les putes de l’Est ; il ne partouze pas, il est même trop fragile pour assouvir son fantasme homosexuel. Il se fait touchant. Il est médiocre ; il n’est même pas l’image qu’il se donne. Il est juste veule, chanceux.
Cette pitié que l’on éprouve pour Patrice, moteur dramatique de l’œuvre, s’accroit à mesure que la narration avance, et que le héros se rapproche de l’hôtel où il doit rejoindre sa maîtresse –car toute l’œuvre n’est que l’histoire de ce trajet – jusque dans la divagation finale, dans laquelle on retrouve peut-être un peu du Florian Zeller des neiges artificielles (1999), en bien sûr plus mature, plus épais, plus ample.
Comme souvent, le désarroi existentiel de Patrice est ici reflété par certaines « impressions de nature » (Mauriac, le nœud de vipères), que la pureté descriptive, la forme, transmue en émotion esthétique.
Voilà, il y a ce photographe, perdu dans son inexistence, ce vide, où rien n’existe plus, nada, l’histoire d’un homme « à bout de souffle », qui a vécu son époque. Comme dirait Houellebecq (Les particules élémentaires, 1998) : «Elle avait sniffé de la coke, elle avait partouzé, elle avait vécu ». Liberati le dit peut-être un peu différemment, et pourtant si bien parfois :
« – Écoute ça, c’est un poème que j’aime bien…Je ne sais plus si c’est de Nerval ou de Goethe.
– Vas-y, lis le moi
Il se racle la gorge et se jette comme si ce geste pouvait le sauver.
– “Et sur moi, si la joie est parfois descendue”,
Silence.
– “Elle semblait errer sur un monde détruit.”
Second silence. Elle est jolie dans l’ombre. Il admire ses dents. Derrière lui, il sait que le ciel est toujours là, mais seuls les ombres lui parlent de lui.
– Désolé, je ne comprends pas ce que ça veut dire.”
Voilà, c’est presque beau.
Sébastien Reynaud