À Avignon, les humanitaires remplacent les émigrants

Programmée in extremis pour cette 77ème édition du festival, Dans la mesure de l’Impossible de Tiago Rodrigues poursuit sa tournée Place de l’Horloge du 13 au 22 juillet 2023. Pour pallier l’absence des Emigrants de Krystian Lupa, le nouveau directeur d’Avignon tient sa ligne politique et nous invite sous la tente d’humanitaires en quête de “possibles”. 

Théâtre de témoignages  

Devant nous, quatre humanitaires à l’air un peu méfiant, curieux et légèrement excité. Aujourd’hui on leur demande de témoigner pour contribuer à l’écriture d’une pièce de théâtre sur eux, leur métier, leurs choix. Par cette adroite mise en abîme, Tiago Rodrigues souligne que le point de vue sera interne : il ne s’agira pas de commenter ou de discuter la politique humanitaire occidentale mais d’écouter celles et ceux qui s’y confrontent au quotidien et d’en offrir une représentation fidèle à leur manière d’appréhender leur mission.  

Il ne s’agira pas de commenter ou de discuter la politique humanitaire occidentale mais d’écouter celles et ceux qui s’y confrontent au quotidien.

De fait, la pièce devient le miroir d’un processus d’écriture cher à l’auteur fondé sur la collecte de témoignages et leur mise en récit. Pour écrire cette pièce, ce ne sont pas moins d’une trentaine de collaborateurs de la Croix-Rouge et de Médecins sans frontières de nationalités variées qui ont été interrogés. Il est d’ailleurs choisi d’adopter le multilinguisme des organisations internationales avec des passages en anglais, français et portugais. Mais au-delà du réalisme de cette internationalité, c’est un langage particulier qui se déploie : celui de cet ailleurs qui ne connait pas la paix et où l’accès aux droits humains et aux soins basiques n’existe pas. Ce territoire, Tiago Rodrigues le nomme l’Impossible, évitant soigneusement de citer les pays, les villes et les régions comme pour en souligner le caractère toujours mouvant. Le Possible est-il jamais vraiment conquis ?  

Or le choix d’un théâtre de récit, presque sans décor, renforce cette idée que l’Impossible n’a pas de topographie figée. Le plateau accueille toutefois un élément commun à toute mission humanitaire : la tente. Tour à tour hôpital, montagne, lieu de vie ou symbole d’une ville fantôme, une gigantesque toile à géométrie variable sculpte les espaces vides. Dans ses creux, les mots s’engouffrent et fécondent nos imaginaires. Alors, l’Impossible peu à peu se déploie sous nos yeux, mais jamais ne s’impose.  

Complexe humanitaire

« Je ne suis pas un héros ». Par ces mots, l’un des protagonistes tente de briser l’image romantique de l’humanitaire autant que celle profondément remise en cause d’un « white savior » prêt à risquer sa vie pour une pseudo-paix dans le monde. Nos héros et héroïnes se disent prêts à en découdre avec les idées reçues à leur égard, mais aussi avec leur passé et les raisons qui les ont poussés à s’engager au sein de programmes internationaux, souvent sans expérience. Là encore, l’objectif n’est pas de convaincre par un discours politique et rationnel mais de donner à sentir et à imaginer par le partage de souvenirs et d’émotions.

Briser l’image romantique de l’humanitaire autant que celle profondément remise en cause d’un « white savior » prêt à risquer sa vie pour une pseudo-paix dans le monde.

Car la chose est complexe. Et c’est précisément le défi que l’un des personnages lance à Tiago Rodrigues : dans sa pièce, comment réussira-t-il à retranscrire la complexité de sa vie, de son métier sans tomber dans le cliché ? Pour éviter cet écueil, l’auteur déploie plusieurs stratégies : il développe l’art du contrepoint entre jeu, texte et mise en scène pour détourner les lieux communs, mêle poésie et anecdotes pour se tenir loin du voyeurisme et convoque une large palette émotionnelle pour dépasser la dialectique d’images flash bien connues des écrans de télévision.

En résulte une sorte de re-sensibilisation douce et sans complexe à l’Impossible, en mots et en musique. Car quand le réel atteint les limites du sens, ce sont les percussions de Gabriel Ferrandini qui prennent le relais des mots comme pour se faire l’écho des musiques intérieures de chaque personnage. Notons que le choix des percussions est aussi une manière juste de maintenir certains récits hors de la zone du pathos pour conserver une distance salutaire. Plus encore, la musique vient, en quelque sorte, « commenter » la manière dont l’histoire se raconte par la perspective qu’elle lui donne.  

Ainsi, Tiago Rodrigues déplace avec finesse le sujet : ce ne sont pas des anecdotes humanitaires en soi dont il est ici question mais bien de la manière de les dire. En choisissant comme sujets les humanitaires, c’est leur regard sur le monde que l’auteur questionne tout en poussant sa quête des frontières du langage jusqu’à l’indicible. En filigrane de ces récits, ce dernier agite avec ardeur l’inquiétant drapeau de l’incommunicabilité entre les hommes – soit l’origine de l’Impossible et le plus grand échec qui soit pour le théâtre.

  • Du 13 au 22 juillet 2023 à l’Opéra Grand Avignon
  • Texte et mise en scène Tiago Rodrigues
  • Avec Adrien Barazzone, Beatriz Brás, Baptiste Coustenoble, Natacha Koutchoumov et Gabriel Ferrandini

Spectacle vu à l’Odéon-Théâtre de l’Europe à l’automne 2022.

Crédit photo : @ DOUGADOS MAGALI


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