Disco Boy : Guerre et danse

Avec Disco Boy, Giacomo Abbruzzese signe un premier long métrage puissant et maîtrisé sur la Légion étrangère. Dans ce film musical en forme d’anti film de guerre, mené par un impressionnant trio de danseurs, le réalisateur nous transporte des boîtes de nuit parisiennes aux profondeurs des jungles du Nigéria.

Le jeune Aleksei (Franz Rogowski) et son ami Mikhail (Michał Balicki), deux Biélorusses qui ne rêvent que de France, profitent d’un voyage de supporters pour fuir leur pays et tenter de gagner l’ouest de l’Europe. Pendant la traversée d’un fleuve frontalier, et alors qu’ils énumèrent les spécialités locales qui les attendent par-delà les frontières – Bordeaux, pain au chocolat, Vache qui rit – une patrouille fluviale polonaise les repère et vient les percuter de plein fouet. Si Aleksei parvient à se hisser sur le rivage, son compagnon de malchance ne reparaîtra plus à la surface. Pour le Biélorusse, dont le visage se confond progressivement avec la surface du fleuve, c’est le début d’un long itinéraire. Arrivé clandestinement à Paris, il s’engage dans la légion étrangère et part bientôt pour le Nigeria, théâtre d’opérations français. Là, il affrontera Jomo (Morr N’Diaye), chef d’une organisation armée locale, le Mouvement pour l’émancipation du Delta du Niger (MEND), qui lutte contre les compagnies pétrolières et leur impact destructeur sur l’écosystème du delta. Long-métrage multinational, Disco Boy est d’abord un film sur les cultures et leurs rencontres, leurs mélanges. Le français qu’on y parle est mâtiné de tous les accents de la Légion, corps international, à commencer par celui du protagoniste. Au Nigeria aussi, le bilinguisme est de mise entre l’anglais du colon et les langues locales, qui se mêlent presque imperceptiblement. Mais, au-delà de ces langues, c’est l’aspiration vers la culture de l’autre qui anime les personnages. Les grandes villes font rêver, en France comme au Nigéria. À Paris, les statues monumentales du pont Alexandre III, filmées dans d’inquiétants gros plans, écrasent le piètre Aleksei de leurs profils d’or et de pierre. Au Nigeria, Jomo et sa sœur, tous deux danseurs accomplis et complices, rêvent d’échapper à leur village, de rejoindre la capitale où ils gagneront leur vie en dansant dans les nightclubs.

Eaux troubles

À la naïveté des aspirations presque enfantines des personnages répond la dureté implacable du monde. Sous son titre mignon, Disco Boy est d’abord un film où la nature, omniprésente, déploie sans cesse son hostilité, son indifférence, voire sa cruauté. Les forêts françaises où s’entraînent les légionnaires, comme celles où se cachent les soldats du MEND au Nigéria, sont parcourues de sinistres bruissements. Mais c’est surtout l’eau, comme surface mouvante ou, au contraire, immobile, qui suscite l’inquiétude. L’élément liquide, à partir du traumatisme originel de la noyade, ne cesse d’être décliné, de la boue où rampent les soldats, aux profondeurs troubles du Niger souillé par le pétrole. La bande-son du film, entièrement originale et composée par Vitalic, auteur de musique électronique, s’appuie largement sur de longues nappes musicales qui évoquent quelque chose de cet aspect poisseux, collant, de ce malaise physique qui entoure l’expérience africaine des soldats. Les stigmates de la colonisation sont également évoqués dans de puissants tableaux aériens qui superposent les rivages noircis de pollution du Niger et, au loin, les immenses cheminées enflammées de l’industrie pétrolière.

Disco Boy est d’abord un film où la nature, omniprésente, déploie sans cesse son hostilité, son indifférence, voire sa cruauté.

Si Disco Boy ne se veut pas un film de guerre traditionnel, il n’évite pas quelques poncifs du genre, notamment dans les scènes d’action où l’influence du cinéma de guerre américain se fait sentir. L’usage d’une caméra thermique, qui paraît d’abord un gadget, se révèle un choix esthétique très fort dans une scène décisive du film, captée dans une transe bizarre où les visages déformés par la douleur s’impriment en négatif. Mais c’est surtout dans son traitement du thème de l’armée qu’Abbruzzese se distingue. Le réalisateur nous épargne les clichés de la tonte rituelle des cheveux ou des sergents aboyeurs à la Full Metal Jacket. Ici l’officier barbu, incarné par l’attachant Leon Lučev (doublé, dans une scène clé du film, par le réalisateur lui-même), tient un discours où le « cœur » joue le premier rôle, dans un milieu où le machisme ambiant, poussé jusqu’à la caricature, se mue finalement en une tendresse extrême des hommes entre eux. Le visage sculptural de Franz Rogowski, qui en impose par son silence et sa présence, se prête bien à cette paradoxale transmutation des qualités viriles en pure sentimentalité. Mais la devise de la Légion n’est jamais loin : ces légionnaires seront Français, enfin, « non par le sang reçu, mais par le sang versé ».

Post-traumatique

Disco Boy nous promettait l’entrelacement de deux histoires, celle d’Aleksei, le légionnaire biélorusse, et de Jomo, l’éco-terroriste du delta du Niger. Le personnage d’Udoka (Laëtitia Ky), la sœur de Jomo, sert d’intermédiaire entre les deux hommes. Du village natal nigérian à la boîte de nuit parisienne installée dans une ancienne église, deux scènes de danse relient le trio d’acteurs, tous trois danseurs, tel un rite de passage. L’œuvre semble alors basculer un temps dans le film musical, et, de fait, c’est par la musique que le long-métrage, autrement taciturne, marque les étapes de son récit. Et lorsqu’au retour d’Afrique, l’iris doré de Jomo se retrouve dans l’œil d’Aleksei, il devient marqueur de ce transfert, de ce traumatisme qui métamorphose le personnage et l’attache à son passé de soldat. Entre Aleksei et la jungle du Nigeria, un lien s’est créé que le film va creuser. Dans une série de scènes figuratives, le légionnaire se voit transporté au cœur de la nuit africaine où il croise les ombres de ses victimes. La musique électronique, à nouveau, sert de liant à ces errances hallucinées autour d’une Seine qu’on n’avait plus sentie si menaçante depuis la Seine rouge sang de 120 battements par minute, là aussi source de visions enfiévrées. Le thème du rêve traverse ainsi tout le film, depuis son plan d’ouverture sur une masse de corps endormis au fond d’une jungle, corps entassés au milieu desquels Jomo, comme troublé par un cauchemar, respire péniblement. Dès lors on en vient à douter si c’est bien Aleksei qui, de retour en France, revit en de troublantes visions ses exactions de soldat, ou s’il n’est pas lui-même, comme le suggère le film, le rêve fiévreux du colonisé.

Disco Boy, un film de Giacomo Abbruzzese, avec Franz Rogowski. En salles le 3 mai 2023.


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