Annie Muktuk de Norma Dunning est un véritable tour de force littéraire. Avec ce recueil de nouvelles contemporaines publiées l’année dernière aux éditions Mémoire d’encrier, l’écrivaine autochtone lève le voile sur la violence causée au peuple inuit par les Américains depuis plus d’un siècle. L’on découvre au passage le mordant de cette culture inuite, entre sexualité désinhibée et impératifs de survie.
Résonances modernes et plume de glace
Avec Annie Muktuk, c’est un style minimaliste qui s’offre à nous, dénué de fioritures tout en faisant le pari de l’émotion. Très vite, le lecteur comprend que la plume de Norma Dunning se rapproche davantage du témoignage que de la nouvelle classique. Les descriptions du paysage se font rares et revêtent une dimension presque cinématographique. Et pour cause : Norma Dunning est là pour briser les fantasmes autour de l’univers polaire de la toundra et des coutumes locales. Elle troque les envolées lyriques contre un réalisme engagé.
« On marche dans notre désert nordique dépourvu d’arbres. J’ai l’impression de le voir pour la première fois. C’est un incroyable réservoir de grands rochers gris, parsemé de lichen, où les minuscules fleurs bondissent autour de nos pieds et où l’air est d’une fraîcheur parfaite. Pour la première fois, j’ai l’impression de marcher sur un sol que je ne saurais décrire autrement qu’avec ces mots : c’est chez moi, ici. »
Autre particularité littéraire d’Annie Muktuk et autres nouvelles, l’évolution de sa structure en gradation. Ainsi, les premières nouvelles exposent des personnages n’ayant rien à voir les uns avec les autres au-delà de leur identité inuite, comme le veut le traditionnel recueil de nouvelles, mais vers la seconde moitié de l’œuvre, elles se muent en chapitres d’un roman choral où chaque nouvelle relate une histoire commune aux protagonistes en alternant les points de vue. Ce parti pris novateur fait d’Annie Muktuk un ouvrage embrassant pleinement la modernité de son temps tout en restant plaisant à lire par la fluidité de sa narration.
Voyage au bout de l’horreur
L’horreur de la colonisation des terres inuites par les Canadiens est exposée sans filtre. Norma Dunning rappelle l’épisode de l’enlèvement des enfants autochtones à leurs familles pour les placer dans des pensionnats où ils étaient maltraités au nom de la religion catholique, les supplices allant de l’interdiction à parler leur langue natale aux viols quotidiens.
« Elle me dit de me taire. De ne pas bouger. Elle sort et revient avec une compresse de coton blanc. Elle me dit que ça va m’arriver chaque mois. »
Historiquement, ces faits sont avérés puisqu’il s’agit de pas moins de 150 000 Inuits qui ont été dispersés de force dans plus de 130 pensionnats entre la fin du XIXe siècle et les années 80. La mémoire de cet évènement qui a, par la suite, été qualifié de « génocide culturel » refait surface ces derniers temps à la suite de la découverte de milliers de sépultures anonymes d’enfants aux alentours desdits pensionnats, choquant de nombreux Canadiens. Mais Norma Dunning tient à nous informer que les aînés ont eux aussi subi un sort similaire dans de prétendues « maisons de repos » où on les a laissés croupir dans l’irrespect le plus total de leur culture et, pire encore, de leur humanité.
« L’Enfer, c’était cette pièce aux murs jaunes, et il était justement en train de partir. »
Les colons ont semé la désolation jusqu’au sein des foyers de ceux qui ont pu rester dans leurs terres natales. Un fléau qui porte un nom, l’alcoolisme, et qui concerne aussi bien les Inuits que les Indiens d’Amérique, comme en témoigne le roman Ici n’est plus ici de l’écrivain amérindien Tommy Orange qui est également l’un des invités du Festival America.
Ce que dénonce finement l’écrivaine, c’est l’inébranlable système américain avec sa culture de l’anéantissement.
Ce qui est admirable avec Norma Dunning, c’est qu’elle refuse de tomber dans le manichéisme puisque même la psychologie de ses personnages malfaisants est creusée. Ce que dénonce finement l’écrivaine, c’est l’inébranlable système américain avec sa culture de l’anéantissement. Si l’on y regarde de plus près, tout en gardant beaucoup de recul, ceux que l’on croit être les « méchants» de l’histoire ne sont que les tierces victimes d’une civilisation états-unienne dégénérée. Elle aborde ainsi courageusement la question de la santé mentale, par le biais de descriptions d’une extrême violence dans la veine du dirty realism, du suicide à la pédophilie en passant par toutes les formes de souffrances morales et physiques. Ces extraits trash parsemant Annie Muktuk et qu’il serait malaisé de citer tant il s’agit de véritables « trauma triggers » sont toujours portés par une plume d’une puissante simplicité.
La sexualité inuite entre sacre et profanation
Loin de se réduire à un témoignage historique sordide, Annie Muktuk regorge paradoxalement d’humour et de légèreté. Ce qui séduit et étonne en premier lieu dans ce recueil, c’est la thématique de la sexualité comme l’annoncent, d’une part, l’œuvre de la peintre inuite Annie Pootoogook en couverture, et, d’autre part, le nom d’une figure féminine pour le titre. Norma Dunning lève le voile sur une culture inuite très marquée par un rapport instinctif à la sexualité et une violence omniprésente. Nous sommes vraiment très loin du stéréotype légué par les colons de l’eskimo benêt qui se terre dans son igloo et qui n’en sort que pour pêcher du poisson dans un trou découpé à la scie. Faire l’amour est un véritable moyen de survie dans un milieu où le climat est aussi hostile. On échappe certes au froid glacial le temps des ébats amoureux, mais également à l’ennui d’un quotidien rythmé par la nécessité de se nourrir. Enfin, la dimension spirituelle de l’acte charnel est pleinement cultivée par les Inuits, si l’on en croit l’œuvre de Norma Dunning. Il suffit de nous représenter la tradition des chants de gorge qui sont très suggestifs et on ne peut plus connectés à notre état de nature originel. A contrario, nous, Occidentaux, peinons à libérer le tabou autour d’une telle sacralisation de la sexualité, fonction souvent tournée en dérision par une partie de la gent masculine qui semble y voir une remise en question de sa virilité alors qu’il n’en est rien. Norma Dunning met justement en lumière le fétichisme qu’ont développé les hommes américains autour de la femme inuite en tant que trophée sexuel. Il faut dire que le rapport instinctivement débridé qu’ont les femmes inuites au sexe excitait plus les colons que le joug du puritanisme qui conditionnait les femmes de ces derniers pour la plupart. L’écrivaine tient en ce sens à rappeler que de nos jours, les femmes inuites sont dix fois plus victimes de féminicides et d’agressions sexuelles que les Américaines non-autochtones.
« Baise-les lentement. Baise-les fort. Et ne les baise jamais deux fois. Le sexe, c’est ma matière forte. Ça me donne de la puissance. Ça m’apporte un étrange réconfort. »