S’enfoncer 

Le monde d’aujourd’hui fait des vrilles. Le narrateur de ce texte a sauté dans la brèche pour découvrir notre futur : c’est pire. Dans un texte halluciné à l’écriture brutale, viscérale et poétique, Yann Bourven nous propose une déambulation dantesque. Soyez inquiets, l’enfer est bien sur terre. 

J’emprunte une sombre ruelle en sueur de sang, vociférations, agressions sexuelles, insultes racistes, ordures, pisse, vomi, verres brisés. 

Au bout de quelques mètres je croise mon double qui marche dans le sens opposé, déterminé, il passe en vitesse sans me calculer, je l’appelle, il ne se retourne pas… 

Je laisse tomber, continuant de m’enfoncer lentement dans cette perpendiculaire moite censée me mener… de l’autre côté 

je sors la tête de la ruelle sordide, 

nous sommes bel et bien ailleurs.

Le futur ?

Je m’arrête en plein milieu de la rue, étrange, il n’y a plus un bruit, le monde se fige. Soudain des sirènes retentissent, des avions de chasse zèbrent le ciel chargé de cumulonimbus gigantesques, les gens se mettent à courir, trainant leurs gosses en pleurs, les voitures sont abandonnées, hommes, femmes et enfants se pressent, s’engouffrent dans les deux stations de métro de l’avenue, 

je ne bouge pas, comme paralysé, une femme m’a agrippé le bras, planque-toi ! 

Alors je panique à mon tour, mais qu’est-ce qui leur prend à tous ! 

Aux abris, hurle un flic municipal totalement débordé !

Fin de l’alerte. 

Dehors j’observe les chaussées ampoulées truffées de fruits pourris et de vêtements déchirés et de mégots de clope souillés par du rouge à lèvres. 

Un chauffeur de taxi traite de « sale bougnoule » une vieille femme qui tarde à traverser la rue, elle a l’air folle, elle parle toute seule. Dans les squares on discute, vote, s’embrouille, s’embrasse, fomente, se quitte, se félicite d’avoir participé à la dernière émeute antifasciste ; débats enflammés et plutôt pointus sur le Choix, le Libre Arbitre, le Chemin, le Regret, le Déterminisme social. Autour ce sont les rues que l’on tord. 

Les banques ont été incendiées. 

Des colonnes de flics aux rires grossiers ont été déployées un peu partout dans le centre-ville. Des chiens enragés errent dans les venelles puantes à la recherche de quelque carcasse de porc ou de mouton à dévorer. Des pères de famille complètement ruinés ont disséminé dans les halles de gares ou dans les vastes toilettes des multiplexes leurs jeunes filles afin qu’elles puissent tranquillement racoler des patrons de start-up. 60% des hôtels de la capitale ont été réquisitionnés par l’État pour héberger les drogués de plus en plus nombreux qui devenaient ingérables, agressant les vieilles, tripotant les caissières, brisant les vitrines des boutiques de luxe, braquant les bureaux de tabac et les automobilistes. En terrasse des cafés situés en bas des buildings se bâfrent sans pudeur les nouveaux esclavagistes, groupes d’intérêt en concurrence perpétuelle, héritiers cupides salopant leurs milliers d’employés résignés depuis que les syndicats ont été interdits, investisseurs spéculant et buvant des pintes en after work avec de foireux objectifs à court terme dans les yeux. 

 Car rien n’a changé depuis cent ans, ni ici, ni de l’autre côté

Je trace ma route absurde 

dans une avenue surchargée de vexations et de certitudes

*

J’arrive dans mon quartier, 

odeurs de papier d’Arménie, de pisse et de fuel. 

Dans le hall d’entrée de mon immeuble absolument toutes les boites aux lettres ont été arrachées. 

Le chat de la vieille voisine est mort, 

il pue et se décompose dans l’ascenseur hors service. 

On a gravé sur la vitre du gardien : 

La prison te guette

mais elle enfante des poètes

des bouches d’infini

dépourvues de propriété privée

Ces mots ruissellent sur le mur et me saisissent à la gorge,

après les avoir lus 3 fois je suis pris d’un énorme fou rire, impossible de m’arrêter, c’est plus fort que moi. 

Cette épigramme me flingue, C’est délirant… 

Nous y sommes, mon étage, enfin…

J’ouvre la fenêtre en grand : 

le renfermé, ici on ne sent plus que le renfermé, comme dehors !

Les sentiments rouge sang ont bel et bien fichu le camp. 

Laissez-moi me perdre in somnis 

dans ces labyrinthes aux parois humides et électrifiées

*

À partir de maintenant il me faut retrouver la Sainte Brûlure

celle qui soulevait mon corps d’enfant fragile, qui me transperçait le ventre il y a si longtemps, à l’époque-brume où je jouais dans cette forêt bretonne grouillante de petits camarades réels et imaginaires.

La maturité de l’homme, c’est d’avoir retrouvé le sérieux qu’on avait au jeu quand on était enfant, écrivait Nietzsche.

Dans la rue la tête me tourne, j’aurais voulu rendre visite à un ami cinéaste-poète qui me manque mais il est mort, il s’est suicidé le mois dernier. J’ai le cerveau malade, m’a t-il avoué il y a quelques années. 

Pourquoi se déplacer, je ne me sens pas capable de prendre le métro, je marche en titubant, crise d’angoisse, nulle part où aller dans cette ville, plus personne à visiter, mes amis deviennent fous, se suicident, se résignent, se marient ou vieillissent ou se cachent à la campagne dans de vieilles longères rénovées. 

Je m’assieds sur un banc, je regarde le ciel en tournant de l’œil.

Le soleil éclate : 

éjectant vers la Terre des bulles de plasma expressionniste.

*

La colère seule est féconde ! 

Cette époque maudite, ces humains perdus et trompés, ces révoltés, ces résignés, ces douleurs fantômes, ce monde parallèle et mon double ne sont que de pauvres symboles que mon inconscient a créés,

je ne suis pas dupe ! 

La Crise a bon dos, 

lorsque tu décides de lui soutirer un peu de poésie.

Encore une soi-disant bonne raison de vivre,

de dériver comme il se doit.

Danser parmi les ruines de cette société tragi-libérale,

faire semblant de prier pour sécuriser son avenir et pourquoi pas celui de ses proches,

s’adonner à de risibles rituels compulsifs, 

puisqu’on ne sait jamais.

Mais sachez que parallèlement à :

cette espèce d’échec permanent, 

cette guerre en forme de bilan qui fait rage dans plusieurs dimensions, 

ces marasmes tourbillonnants,

ce fascisme de retour, 

ces classes populaires que je connais tant, abandonnées et méprisées,

cette vie d’adulte gouvernée par l’argent dont on manque, que l’on a ou que l’on attend, 

cette vie pourrie par le ressentiment et l’envie et le poids hideux de la famille,

ces principes absurdes qui structurent nos sales existences  pour un court instant, 

ces responsabilités qui nous grisent, 

ces doutes qui nous plombent alors qu’ils devraient nous élever, 

cette fameuse vie normale en somme, repliée, connectée, aux ordres, celle que notre société autorise, 

cette époque de maintenant

ce putain de nihilisme ambiant,

Il existera toujours :

La joie sincèrement éprouvée au cœur d’une enfance sertie de simplicité, de pleurs, de rires et de premières simagrées artistiques, puis les choses bizarres, les années qui filent, les découvertes, l’étude, les autres tout autour, la lune avorteuse, les planètes, les animaux, les humains, les forêts, les vivants, les fantômes, l’histoire, le sexe, les amours magnifiques et contrariées, les corps excités, les visages fascinants, les yeux brigands, les passages entre deux réalités, les déceptions, les humeurs changeantes, les livres si importants, le cinéma qui nous happait l’adolescence, l’ivresse euphorisante, l’alcool qui alourdit l’âme, les fugues désespérées, les fausses excuses, les drogues qui nous libèrent soi-disant, les voyages, la globalisation, les exils qui tournent en rond, le surréalisme libérateur, la terre ferme, l’inconscient, les silences qui calment, les hurlements mausolées, la musique punk, la peinture, les lendemains difficiles, les montagnes mouvantes, l’expressionnisme, la technologie, la nature tout près qui nous toise, l’océan merveilleux, la magie malgré tout, les regrets, l’irresponsabilité, la séduction, le retour de la joie,  les croyances, les errances n’importe où, les tempêtes que personne n’avait prévues, les maladresses, la mort qui prend toutes les formes, les chants envoûtants, les consolations diaboliques, les décisions à prendre, les enfants qui naissent, les dernières civilisations, les rancœurs, les ruptures définitives, les retrouvailles, l’isolement, la solitude nécessaire, les souvenirs, la liberté d’aller et de venir, le retour de la révolte, les vrais chemins à prendre sans hésitation, la sincérité, le futur, le présent, les rêves sauvages que l’on fait, l’écriture en soi, les implosions, les créations salvatrices, l’apaisement, l’onirisme direct, les jouissances instinctives, les saisons organiques, les poèmes, les luttes, les marges, les vertiges.


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