Vingt-quatre mois dans la vie d’un homme

« On aurait pu se dire tout ça. Ailleurs qu’au café d’en bas, que t’allais p’t’être partir, et p’t’être même pas revenir » chantait Patrick Bruel en 1989. Sauf que, parfois, on ne s’explique plus dans le couple : on se quitte. Dans un texte aussi sensible que douloureux, Lucas Favre raconte le déchirement de nos situations amoureuses.

Elle lui dit qu’elle le quitte, il ne répond pas ; elle le lui répète, il lui demande pourquoi ; elle lui dit qu’il y en a un autre et sa figure se crispe et ses mains se serrent et son sang se glace et elle se précipite, lui dit que ce n’est pas de sa faute à lui, mais de la sienne – et c’est d’ailleurs vrai qu’il n’a rien fait, elle n’a juste plus envie de lui mais d’un autre, elle toute seule parce qu’il n’est même plus assez important à ses yeux pour être acteur de leur relation qu’elle jette sans appel, après l’avoir complétée des mois durant avec un collègue – et lui ne comprend pas et ne dit rien et la regarde partir, il regarde cette taille qu’il a serrée et ces jambes qui l’ont enserré et ce corps qui s’est mêlé au sien et auquel il s’est mêlé s’en aller et il ne dit rien, ne fait rien, n’en revient pas, ne comprend pas, il se lève tel un somnambule et prend une chambre  d’hôtel car ils vivent – ils vivaient – ensemble et il n’ose courir le risque, le risque de quoi exactement il l’ignore mais il veut glisser, au bout du compte cette chute lui va bien, elle l’enroule de nouveau dans cette douleur dont Julie l’avait tiré sans qu’il comprenne pourquoi, lui qui n’avait pas su voir qu’elle ne cherchait rien d’autre en lui qu’un dernier feu de la jeunesse, juste un dernier frisson, quelques dernières disputes ivres suivies de réconciliations furieuses, un dernier parfum de drame et de romantisme saccadé, car si sans doute elle l’a aimé – au moins d’une certaine manière et à certains instants – il n’était pas venu à la bonne heure, et fatalement elle a fini par se jeter dans les bras d’un autre, parce que désormais son heure à elle était venue, trop tard pour lui, parce que rien n’est plus injuste dans la vie que la chronologie ; alors il reste à l’hôtel une semaine, puis deux, ensuite des amis l’accueillent, le plaignent quelques jours, et puis les problèmes logistiques expédiés on lui intime gentiment d’arrêter de s’apitoyer, une copine lui recommande le yoga et sa psy, un copain Nietzsche et la boxe mais lui refuse ces clichés pour se jeter dans un autre et s’expatrie direction l’Argentine pour un service civique sans conviction et sans illusion, lors duquel quelques conquêtes le flattent jusqu’à ce qu’il admette que ce n’est pas tant lui qu’on désire que l’exotisme et la France ; puis il croise une Française, croit retrouver Julie, et à nouveau Chronos se joue de lui et des autres et le voilà qui se venge sur cet ersatz qui, en d’autres circonstances, eût été son idéal ; il traîne son mal-être, s’y complaît ; l’appesantit de liqueurs, de nuits blanches, d’inutiles dangers ; puis il s’évade de la ville, gagne les immensités du Sud, les glaciers irréels et les guanacos tout droit sortis d’un rêve d’enfant, et il voit le soleil se coucher sur ces plaines ourlées de la pampa dont le vent brosse les herbes folles qui semblent la fourrure d’un dieu parent de celui des dunes et de l’océan, il voit les éléments qui se mêlent et la terre qui devient le ciel comme si elle était la mer mais seulement c’est tout, il n’y a rien d’autre, rien que de l’herbe de la lumière et cette beauté muette, et il ne croise ni ver des sables ni de baleine blanche et encore moins le sens de la vie, alors il finit par revenir, ni heureux comme Ulysse ni vraiment triste mais vide de ce vide qu’il a emporté et que lui seul peut combler, et à peine rentré en France il la recroise et elle se plaint, lui dit qu’elle n’est plus avec l’autre, lui avoue que cette fois c’est elle qu’on a quittée, et il découvre qu’il n’est plus le même et que quelque chose s’est forgé ou brisé en lui, car il expédie sans hésiter celle qui pour lui était son ange, l’âme descendue du ciel pour animer sa chair, et même en souffrant il la repousse sans hésiter car ce dont il souffre ce n’est pas d’elle mais de l’enfantement de l’homme qu’enfin il est devenu et qui bientôt mourra, tout comme elle est mourra bientôt pour renaître car tout n’est que poussière et que pourtant il n’y a rien de nouveau sous le soleil, chaque jour depuis des millénaires nous aimons, trompons, haïssons et pardonnons ou gardons rancœur ou dépassons, et ce soir en rentrant chez lui après cette victoire qu’est la simple avancée dans le temps il se dit que non, rien de rien, non, il ne regrette rien, surtout pas le bien qu’on lui a fait, ni le mal non plus même si cela ne lui est pas égal car il n’est pas d’humeur égale, il est encore plein de sentiments, plein d’amour et de haine et de gratitude et de regret et de mille autres échos, il n’est pas passé à autre chose comme l’y invitait une cousine n’y n’a passé un cap comme l’a dit un collègue, rien n’est passé car tout est encore là, il n’est pas égal mais grandi et empesé à la fois de ses peines et de ses joies, car il est juste un homme parmi les hommes qui, médiocre chaque jour et grandiose parfois, souffrant souvent mais ayant déjà connu ce que l’on nomme le bonheur, comprend qu’il n’est rien que cela, un homme parmi les hommes, que son histoire n’est pas si triste, qu’il fera mieux la prochaine fois, que la lune est belle et les étoiles plus encore, qu’il y en aura d’autres, et qu’à la fin toutes retourneront à l’oubli et lui aussi, et leurs enfants après eux.

L’inspiration de Lucas Favre :

https://zone-critique.com/cultes/lettre-d-une-inconnue/


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