Dans le canton de Vallières, située entre le canton de Rumilly et le pays de l’Albanais, les habitants ont décidé de ne plus céder à la mort. Il n’y aura plus de drames à Vallières, plus de jeunes hommes emportés par 14-18. Dans une nouvelle criante de réalisme Marion Bevilacqua nous décrit un village en décomposition, où même les éléments naturels semblent fusionner avec les structures humaines.
Trois mois que c’est fini. À Vallières, au creux de ce qu’il subsiste des forêts du Morbihan, on a décidé, depuis la fin de la guerre, de ne plus céder à la mort. Il y en a eu déjà beaucoup, des finis, des macchabées. Alors depuis le temps, on préfère vieillir que mourir, on s’encroûte, on s’encadavérise, on se fait de vieux os comme ils disent.
Aussi, ça sent le vieux dans Vallières. Ça suinte sous chaque pierre, derrière les draps tendus au cadre des fenêtres, sur le palier des portes, et même près du pont des Vertus. Ça sent le vieux. Ça sent les peaux sèches. L’haleine du grand âge. Les mains calleuses. Les bedaines grasses pleines de soupe aux orties et à l’oignon. Ça sent les tumeurs, l’arthrite, les poitrines qui toussent. Ça sent les oreillers et les bas bourrés de camphre. Un beau mélange de vieilles gens. L’odeur que l’on pourrait imaginer, au fond de la cale des bateaux.
Depuis que la ville a offert à la France ses derniers jeunes hommes, on ne voit défiler dans les rues, que des vieillards à la barbe couleur de cendre, à la peau égratignée par les ronces des jardins qu’on n’entretient plus. Les jardins, les chevelures, les peaux, tout semble en jachère. Pour ce qui est des jeunes femmes, il en restait quelques-unes après la guerre, mais la plupart ont été faites veuves par les tranchées boueuses et les obus rouges. Alors elles sont parties.
Vallières est un château qui s’effondre.
Autrefois ce fut un refuge pour les rares aristocrates, dont la jolie nuque grasse avait réussi à échapper aussi bien à la corde de chanvre qu’à la lame grise de 1793. Une révolution, des révoltes, oui. Mais la guerre, ça, on n’en revient pas. Les cimetières de Vallières sont remplis de têtes coupées et de tombeaux anonymes, marqués seulement d’une petite croix de granit, abrasés par les pluies de fer. Il n’y a plus de place pour de nouveaux locataires, c’est probablement la seconde raison pour laquelle les Valliérois ne périssent plus. Plus de place.
Autrefois il ne s’écoulait pas une année à Vallières sans que l’on voie se former des ventres ronds, tendus par la vie qui s’agite à l’intérieur. Toujours les femmes attendaient d’être mères, et les enfants à peine nés déjà réclamaient à leurs parents un frère. Plus rarement on souhaitait une sœur. Par quelque hasard menant à penser que l’on n’est pas tout à fait seuls à habiter ce monde, les années 1890 ne donnèrent aux familles presque exclusivement que des mâles. Les quelques demoiselles qui virent le jour servirent tout de même à la confection des tenues de soldats. Les mariages se succédaient les uns aux autres, entre l’approche d’une guerre et l’appel des hommes. On entendait carillonner en continu le clocher de l’église Sainte-Barbe.
Mais il y eut 14, et tout ce que cette date renferme de non-sens et de têtes explosées. Puis il y eut 18, longtemps après. Trop longtemps. La guerre, en plus d’avoir enlevé aux villages ses hommes et ses rêves d’avenir, laissa un goût amer dans la bouche de chacun.
L’odeur exhalée par l’haleine des vieillards hante depuis chaque rue, chaque maison de la ville. Elle se faufile, sonde chaque pierre, s’accroche aux textiles, aux pantalons, aux draps, elle jaunit les murs et moisit l’intérieur des oreillers. La mort et ses cousines les Parques ont pris congé, elles ont remisé vieille faux et bobines de fils au placard, et n’enlèvent plus personne à cette vie de rien. Il faut payer un peu la bêtise.
« Vous vouliez l’immortalité, la voilà ! » hurle sourdement, la dame en noir. Et les charognes sur pattes, déambulant à travers les rues de répondre : « Reprenez-nous, enlevez-nous d’ici. » Rien à faire, on ne meurt plus.
La mort par sa propre main ? Vous plaisantez. Ils ont essayé, presque tous. Le gaz, les cours d’eau, les ponts, les couteaux du boucher, les cordes, la ciguë moderne, les charrues chargées de fer. Rien à faire, on ne meurt pas. Le gros père Claude a même essayé de se donner la mort un soir, en sautant – saisi jusqu’à la moelle par une crise de larmes et de colère – depuis le clocher de l’église. Trois fidèles l’ont retrouvé quelque seize mètres plus bas, les bras comme désemboîtés, la nuque partiellement brisée, les yeux éteints. Mais pas l’ombre de la mort. Maintenant il attend, sur une chaise devant sa maison, aveugle, le visage tourné vers le ciel, les os brisés. Il a appris à ne plus être impatient, il sait que ça ne viendra sûrement jamais. Qu’il continuera toujours à vivre, 80, 100, 130 ans, peut-être 400, qui sait. Rien à faire.
À trop respirer l’air du village en putréfaction, on en devient soi-même une créature séculaire. Les cheveux n’en finissent pas de s’éclaircir, les ongles de pousser, les peaux de s’affaisser, les joues de se creuser, les paupières de s’alourdir. Tout coule, s’écroule, tout choit à Vallières. La jeunesse n’a plus sa place, et ils sont plus de 300 à souhaiter voir s’approcher la Fin. Mais rien ne vient.
La ville semble se décomposer. Une substance blanchâtre suinte sous les fenêtres, les habitants sont immobiles, leurs bras pendent, parallèles aux corps desséchés, ils fixent le vide. Nul besoin désormais de dormir, de parler, de se nourrir. Ils se contentent d’être là, debout, fichés dans le sol à la manière des clous de fondation des temples moyen-orientaux. Les carcasses craquent, les peaux se fissurent, les lèvres se fendillent, et la terre rouge est aride. Une fois par jour s’élève depuis le bas du village, un manteau de poussière brune, qui grimpe jusqu’aux maisons les plus proches du ciel, s’accroche dans les chevelures qu’il rencontre, empèse les toitures, se niche dans les poches, les plis des habits, et colore le visage pâle des vieillards, comme des rehauts de sanguine sur ce tableau sans vie.
Après la guerre, les habitants de Vallières ont cessé de mourir. Ils cessent désormais de vieillir. On ne parle plus de Dieu. L’église a, nuit et jour, la porte barrée, on ne croit plus guère. On attend. On ne fait que ça, attendre.
Un grand-oncle m’a raconté il y a peu, avoir traversé Vallières pour rejoindre Lorient, et de là, gagner le Finistère et embarquer pour une île bretonne dont le nom m’échappe. À en croire ce qu’il m’a dit, le village a fini par devenir une sorte de gros caillou, un rocher de poussière sédimentée. On ne distingue plus les reliefs du sol des maisons, les portes sont soudées, la pluie a tout dissous et mêlé en une masse informe. Un peu comme les monticules formés par l’accumulation de coquillages que créaient certains peuples d’Amérique précolombienne, que l’on rencontre dans les manuels de civilisations anciennes.
Vallières est redevenue une pierre primitive, la terre et ses habitants se confondant. Seule une pousse de jeune chêne domine le rocher calcaire. Peut-être que les habitants ont été exaucés depuis tout ce temps. Peut-être qu’enfin la mort est venue les endormir. Il n’y a plus rien cette fois-ci.
À l’exception du chêne.
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