Coline Fournout

TRANCHER

Les cicatrices laissées par une adolescence tumultueuse sont parfois bien concrètes. La narratrice observe celles qui s’installent, jour après jour, sur le bras de son amie. Elle en suit les variations et tente d’en percer le sens jusqu’à basculer dans une fascination dangereuse… Un texte délicat et violent sur l’intensité de l’amitié et de la souffrance à l’adolescence signé Coline Fournout.

Un jour, mon amie commença à dire que tout allait bien.

Au début, j’avais eu un soupçon – voyant le visage de mon amie soudain si lisse, si froid, sans aucune aspérité à laquelle accrocher le regard. J’avais eu un soupçon parce que mon amie, soudain, je ne la voyais plus. Il y avait entre le visage qu’elle donnait à voir et elle-même, invisible, comme la suspension entre deux vagues, cette imminence de la forme au creux de l’absence de forme, intervalle affolant – et quand la vague arrivait, ce ne pouvait être que sous cette forme lisse, froide, parfaite, que j’étais en peine de reconnaître. C’était bizarre la première fois, et bizarre toutes les fois suivantes.

Dès la première fois, j’avais secrètement suivi mon amie jusqu’à la cachette qu’elle s’était trouvée, dans le creux de cette cabane à outils abandonnée dans un coin de l’école. Je l’avais suivie, et je l’avais épiée. Mon amie commençait toujours par inspirer légèrement, avant de bloquer sa respiration un bref instant et le morceau de verre passait léger sur son bras comme un bruissement d’air, et elle expirait. L’incise fine et délicate adoucissait instantanément l’atmosphère. Hors de la plaie, la tension se déversait en flot, laissant le corps non pas exsangue, mais tendre et apaisé – ce corps tranché clapotait, frange de mer par jour de chaleur. 

Étonnée toujours à chaque fois, je me demandais si la main qui labourait ainsi ce bras était bien celle de mon amie – l’éclat de verre au bout de ses doigts avait une brillance qui ne me paraissait pas de ce monde. Je me demandais ce que mon amie cherchait à conjurer, s’il y avait quelque chose dont elle avait à se défendre ou même à se venger. Je me demandais pourquoi elle ne frappait pas autre chose à la place. Dans le silence, j’observais ce qui s’apparentait à de la magie.

D’autres fois, il était visible que mon amie voulait plutôt sentir l’effort, la douleur, la résistance, et elle procédait alors différemment –  elle y allait plus profond. Elle travaillait non pas tant avec le tranchant du morceau de verre qu’avec sa pointe bien acérée, qu’avec l’angle de pression. La chair se gonflait et se tendait autour de la pointe qu’elle appuyait jusqu’à ce que ça perce – mer fendue par la proue d’un bateau. Cette douleur-là claquait comme une détonation, et je sursautais, et mon amie se dressait, les joues en feu, prête au combat.

Si tu mets du sel sur une plaie, ça pique, mais plonge ton bras dans l’eau de mer et tu verras toute douleur dissolue. Je me donnais à moi-même des leçons.

En classe, je me mis à observer mon amie et peu à peu perçais à jour son art des cicatrices, les fines, les douces, les boursoufflées, celles qui ne se refermaient jamais tout à fait, les sillons, les fleurs écloses, l’humus frais rompant l’impénétrabilité du sol, les croûtes comme de la terre retournée. C’était un art de patience, que j’admirais. Mon amie, avais-je remarqué, affectionnait désormais les manches longues, les quelques centimètres salutaires de tissu qui venaient ombrager son dur labeur tandis que la main se montrait, innocente et nue.

Un jour, cependant, et sans y avoir réfléchi, j’allai voir mon amie et lui tendis un marteau, que j’avais trouvé dans la cabane à outils. Depuis, il n’est pas un morceau de verre qu’elle n’est capable de réduire en poudre, et toujours, en poudre inoffensive, défaite, étincelante.


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