Dans la nuit glacée, un vieux château, des héritiers rongés par la décadence. Il vient pour régler les affaires de famille, mais c’est Diane, la sœur d’Émile, qui le trouble aussitôt. Entre les murs sombres et les regards brûlants, la tension monte. Cette nuit-là, il ne s’agit plus de simples papiers, mais de ce qui va se jouer, entre eux trois, dans ce huis clos silencieux et brûlant. Un texte brillant de Tiphaine Mora.
Et, perdant le souffle, il sentit maintenant que les pas allaient le rejoindre, et, dans la toute-puissance défaillance de son âme, il sentit l’éclair glacé d’un couteau couler entre ses épaules comme une poignée de neige.
Au château d’Argol, Julien Gracq
Après la gare de P…, il fallait marcher longtemps.
Quand le château de pierres noires surgit au milieu de la nuit enneigée, comme s’il était en suspension dans une boule de fumée, j’avais si froid que je ne sentais plus la poignée de ma valise dans ma main. J’espérais qu’on m’offrirait au moins un bon feu. Je franchis le portail rouillé, à demi-écroulé, qu’Émile, sans aucun doute, n’avait pas les moyens d’entretenir, et me dirigeai vers la lumière vacillante de l’entrée. On m’attendait.
Les S… s’étaient perdus dans l’alcool, le jeu et les mariages consanguins depuis des décennies ; ils avaient manqué le train, ne subsistaient que sur des rentes moribondes et les rendements de quelques terres qui avaient été, en leur temps, considérées comme les plus giboyeuses et fertiles de la région. Quelques terres, car la voracité de mon père n’avait laissé que des miettes aux S… ; il avait profité, avec le cynisme qui le caractérisait, de l’ivresse continuelle du père d’Émile, pour les lui racheter à un prix dérisoire.
J’avais la triste mission de régler les dernières affaires ; mon père avait eu le bon goût de mourir avant d’avoir achevé sa curée.
Émile n’avait pas un sou et il me méprisait parce que je travaillais. Je le connaissais peu, ne le fréquentais pas, mais il se disait que ma famille, à sa table, avait été affublée de tous les sobriquets. À S…, on se prenait encore pour de grands seigneurs, et on se réservait le droit de traiter avec hauteur les gens qui avaient réussi grâce à leurs efforts acharnés. Il essayait, en menant une vie rustique, ascétique, de racheter les fautes de ses ancêtres qui avaient trop profité de la vie et lui laissaient la mort, dans ce tombeau qu’était devenu son château. Les seules fêtes qu’il s’autorisait étaient de sinistres Noëls auxquels il conviait, disait-on, quelques proches parents qui mangeaient en silence dans son immense salle de réception mal éclairée.
Trois grands chiens de race incertaine aboyèrent de concert à mon arrivée. Quelqu’un, à l’intérieur, les fit taire. Émile lui-même m’ouvrit la porte et m’introduisit dans ce qui semblait être la pièce principale, la seule pièce habitable, en cette saison, de la maison. Il m’invita à m’assoir à la table de bois qu’on utilisait, à n’en pas douter, comme table à manger, et sur laquelle étaient disposés les papiers des propriétés.
Nous avions le même âge et pourtant, sa chevelure mordorée était déjà parsemée de cheveux blancs. Il avait le visage marqué, et ses yeux caves avaient la particularité d’être à la fois bleus et obscurs. Surtout, si je ne voulais pas manquer aux volontés de mon père en repartant bredouille, ne pas l’humilier. Ne pas lui donner le sentiment que je le dépossédais, mais simplement qu’on concluait un marché, ou plutôt, un accord, car, du haut de son statut d’héritier, il avait en horreur toute forme de commerce. L’entreprise n’était pas aisée ; elle le fut encore moins quand un événement survint.
Nous avions entrepris la lecture de titres ; du remous se fit entendre du côté de l’écurie. Émile tendit l’oreille, ne dit rien, et reprit son activité. La porte grinça, je levai la tête et la vis. Elle chassa, en entrant, les flocons de neige qui s’étaient déposés sur son manteau et sur sa chevelure ; elle avait apporté avec elle le noir de la nuit, le parfum du vent, une fraîcheur sauvage qui rafraîchit mon front et me fit oublier, soudain, ce que je faisais là devant ces vieux papiers, dans cette salle à manger lugubre, au milieu de ces chiens aussi hargneux que le maître des lieux.
— Ma sœur, Diane, commenta Émile sans plus de cérémonie, les yeux rivés sur ses documents, comme s’il était habitué à cet étrange effet qu’elle produisait en entrant, comme s’il l’avait anticipé, ou oserais-je dire, orchestré ?
Ladite Diane qui n’avait plus rien à voir avec la pâle jeune fille que j’avais quelque fois croisée, au temps où Émile et moi fréquentions le même établissement, se dirigea vers l’âtre, caressa la tête d’un des chiens qui venait la saluer. Il y avait des chaises en quantité mais elle préféra se tenir debout, nous considérant à distance, impénétrable, de toute sa haute taille. Je brûlai.
L’échange se poursuivit comme si nous étions seuls, comme si l’atmosphère de la pièce, tout à coup, n’avait pas changé. Je marchais sur des œufs. Je laissais Émile prendre la transaction en main, endosser le rôle du seigneur qui m’allouait une faveur ; cela lui convenait. En vérité, il me marchait sur les pieds. Est-ce que j’y tenais, au fond, à ces terres pour lesquelles il faisait tant de manières ? Il était attaché à trois hectares de blé et deux troupeaux de moutons ? Il pouvait bien les garder. Quand la pendule sonna dix heures, le supplice prit fin.
— Je crois que c’est assez pour ce soir, décida-t-il. Nous poursuivrons demain matin. Dînons.
Il disparut dans une pièce adjacente. J’étais, pour quelques instants, en tête-à-tête avec Diane qui me jetait des regards équivoques. Elle s’était assise ; la tête posée sur sa paume, elle me dévisageait en silence.
Émile revint avec un plateau garni de viandes, d’un morceau de pain d’une soupe fumante et d’une bouteille de vin. Il disposa trois couverts ; celui de Diane en face du mien. Il nous servit, et sembla enfin prendre conscience de la présence de sa sœur.
— Tout s’est bien passé ? lui demanda-t-il.
Elle opina du chef. Soucieuse d’écourter une conversation privée dont j’étais, par définition, exclu ?
Émile se mit à discourir sur la mauvaise qualité de la viande, son regret d’avoir tué, au printemps, un veau qui promettait d’être un beau bœuf. Il disait « on », il disait « nous » ; « nous aurions pu attendre, au moins, de voir ce qu’il donnait » ; « on manque toujours de patience, ici ». J’ignorais s’il évoquait une domesticité dont je n’avais pas même vu l’ombre depuis mon arrivée chez lui, ou si ces marques du pluriel ne désignaient que lui et sa sœur. Celle-ci semblait indifférente à son soliloque. Il dissertait sur la qualité du blé, du seigle, du gibier, avec un enthousiasme idiot. Diane s’était débarrassée de son manteau. Sa robe, qui n’avait rien de campagnard, découvrait des épaules blanches, solides, et la naissance de ses seins ; un pendentif se perdait à l’endroit stratégique et mes sens étaient si aiguisés, mis à si rude épreuve que j’arrivais à peine à boire et à manger. Je l’imaginais nue, ou plutôt, je la voyais ; je voyais ses cheveux clairs se déverser sur son corps à la taille serrée lorsqu’elle enlèverait l’épingle qui les retenait. Je la voyais, et s’il y avait une chose, une seule, dont j’étais sûr, c’était que cette nuit, nous partagerions le même lit.
Je n’étais pas là pour des terres à acheter, je n’étais pas là pour affaire. Je ne venais que pour la posséder, et partir. Quelque chose comme une goutte d’eau valsait dans son pendentif, au rythme de ses mouvements. Il me prenait une envie furieuse, bizarre, de briser ce cristal avec mes dents, d’aspirer la goutte, et de m’endormir. Est-ce qu’Émile avait ajouté des bûches dans l’âtre ? Était-ce le vin qui me montait à la tête ? J’avais chaud à en étouffer. Mon verre ne cessait de se vider, de se remplir. Par quel miracle ? Il me semblait y avoir à peine trempé les lèvres.
Pendant ce temps, mon hôte poursuivait son discours, ponctué d’interventions monosyllabiques de sa sœur, qui ne me lâchait pas du regard. Il parlait taille de jarrets, fourrage, accouplements, vêlages. Diane tranchait dans la viande, pragmatique, à grands gestes précis.
Au bout d’une heure, mon hôte parut s’assoupir dans la torpeur de cette soirée qui s’allongeait. Il ne touchait plus à son verre. D’ailleurs, il ne l’avait pas touché. Face à moi, la goutte d’eau dansait toujours, insolente, dans le pendentif de Diane. Je réfrénais de toutes mes forces mon désir de l’arracher. Émile étouffa un bâillement ; il jugea qu’il était temps de gagner nos chambres.
— Prépare-lui la petite du haut, dit-il à l’adresse de sa sœur, et tu le conduiras.
Elle acquiesça. Elle alluma une lampe à huile et se leva, Émile la suivit des yeux tandis qu’elle empruntait les escaliers ; je me forçais, moi, à ne pas la regarder, me concentrais sur le visage de mon hôte que la lumière aiguë des flammes, dans l’âtre, rendait plus féroce que jamais. Un sourire cruel pointait aux commissures de ses lèvres.
— Si tu la touches, je te tue.
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour publier un commentaire.