Soliloque des miséreux

La littérature entretient avec le réel un rapport ambigu. Par temps de crise, sentant sous nos pieds le sol qui tremble, devant la lacération, la fragmentation, deux choix s’offrent à nous : continuer la petite entreprise littéraire, ou  interroger, inquiéter le réel, le pulvériser. Cette semaine, nous avons invité autrices et auteurs à faire ce second choix.

Sous le soleil de la Place de la République, les mêmes skateurs, le même soleil bronzant, la même jeunesse animée par des envies de révolte, traversent les générations. Aujourd’hui, peu de choses ont changé : Hamadoun, un jeune Malien sans abri, a été délogé à cause des JO ; Louisa fait toujours la queue à l’aide alimentaire d’urgence de l’antenne Bayet, et Anas reste traumatisé par la mort de sa grand-mère. De la misère des sans-abris à la tragédie des réfugiés, de la violence urbaine à la désillusion de la jeunesse, Alice Hendschel signe un texte éclatant qui dénonce l’instrumentalisation crasse du Rassemblement National.

Je te rejoins à République sous le soleil tu es torse-nu tu fais du skate et quand tu t’assieds à côté de moi après les commodités d’usage qu’est-ce-que tu es beau mon amour mais non c’est toi t’es trop belle tu me parles de Hamadoun c’est un nouveau de chez toi il est malien il est mineur il dort dans la rue tu me racontes : pendant tout un temps il dormait sous les ponts des quais de Seine mais il s’est fait déloger à cause des JO. Tu me racontes : les policiers ont pris ses affaires et ses affaires c’était trois sacs ils les ont jeté dans la Seine tu te rends compte du Mali il avait ramené trois sacs et ils les ont jetés à l’eau. Alors, Hamadoun te raconte : mais moi Monsieur à ce moment-là en fait j’ai complétement pété un câble et j’ai dit aux policiers d’aller se faire enculer et puis ben à cause de ça je me suis fait coffrer, outrage aux agents, ils m’ont embarqué les enculés – tu te rends compte mon amour Hamadoun a seize ans il dort dehors et puis même ses trois sacs maintenant il a pas et je hoche la tête d’un air grave c’est dur de ne pas voir Hamadoun et les autres et si je les avais vus ça serait venu se rajouter à : ce vieux monsieur complètement à l’ouest qui poursuit depuis vingt minutes un pigeon autour d’un platane et cette madame avec son fichu noir garni de pivoines qui marmonne sa mélopée glossolalique sur le banc de ce parc Louisa que j’ai reconnue dans la file de l’aide alimentaire d’urgence aux étudiants de l’antenne Bayet et que j’ai d’abord fait semblant de ne pas reconnaître et puis Anas et sa grand-mère Lalla ben elle a crevé sous ses yeux hier à cause de la fatigue et de la faim et bon, tant mieux, il lui restera ça, pas le temps de voir sa maison s’effondrer à cause du choc et des impacts et pas non plus les enfants décharnés charcutés brûlés découpés hachés entaillés blessés carbonisés ni le sable comme un voile levé par les vents bruns ni le soleil qui a fait fondre la couture des bâches et à Quintennas et à Juvin qu’ont encore tabassé leur femme puis à Katia et ses deux mômes sur un pont de fer, hop à cheval sur la frontière roumaine, attendez le train les enfants attendez le train pleure pas knopka là-bas la vie sera douce tu vois et ça s’ajoute à : elle a quinze ans elle fait la gueule et elle écoute les Smiths papa et maman n’ont pas reçu leur prime du mois et qu’elle aura pas le droit d’aller avec ses copines au cinéma à Dédé l’agriculteur du coin qui s’est tiré à la carabine, là, dans la ferme en contrebas de la colline et à la mort de sa toute dernière vache à ce bébé dont la carcasse s’est échouée sur une plage de Bodrum et qu’il venait de Syrie et qu’il s’appelait Aylan et dans les alentours on n’a de cesse de retrouver les débris de dizaines d’autres rades puis y a Roselle, depuis qu’elle s’est fait boxer dans la rue par un inconnu qui lui a volé son sac elle déteste tout le monde, elle a peur pour elle-même Roselle et pour ses petits-enfants et pour ses vieux os qui lui font mal elle a volé une pomme au marché dimanche dernier Roselle et cela elle ne le dira pas et à cela se rajoute : ces enfants dont le nom est parjuré dans des dizaines de bouches sales sous couverture de justice et de la haine cousue par-dessous cape s’ajoute à : Alhoussein Nahel Check Camara à ma mère qui est vraiment  désolée parce que cette année non plus on ne partira pas à la culpabilité qui pointe au moment du retour au village, « t’as pris l’accent parisien ou quoi arrête de faire des manières et viens partager la gnôle avec ton papa » à Noé qui pleure dans le métro parce qu’on l’a encore appelé Madame et traité de pétasse puis à Jean il est charpentier et lui ce qu’il aime c’est la montagne mais dans les Pyrénées y a plus d’eau, gros, je suis obligé de me tirer de là aux crachats jaunes dans la ligne 91 entre mes côtes et mon avant-bras ici c’est comme partout mademoiselle faut pouvoir se battre pour sa place à cette jeune fille qui rentrait de soirée tranquille zen et qu’il l’attendait tapi dans une poubelle comme une charogne planant au ras de sa proie à Nour qui a été aux PC libres-services pour m’envoyer ses devoirs et se rajoute à la colère à l’impuissance au désarroi à nos mers moribondes à nos sols infestés à nos rues dévorées par la bile et la glaise et le squelette rosâtre de monticules de magnolias sur le boulevard enfin voilà je te rejoins à République mais à Paris ça fait des mois que le temps est dégueulasse arracher les mots des idolâtres de la haine les inonder avec leur propre crasse les écrivain.e.s sont debouts on emmerde toujours le Rassemblement National. 

© Jean Baptiste Gurliat

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