Ezra Ferrell

SALIVE SOLAIRE POLIT L’AURORE

Dans une chambre, deux langues s’auscultent et se défient. Ce dialogue des amants rend le silence caduc, mort à l’appauvrissement du sens, gloire à ce qui en chacun de nous frémit. Il faut sauver l’impression très amoureuse d’être l’origine de l’univers. Tout est à remplir, tout est à reprendre dans ce « désert immense » qu’est devenu notre monde. Des mots que l’on malaxe, des sensations versifiées, quelques lèvres saliveuses qui sifflent et gémissent. L’amour, le cul, c’est la littérature : une certaine manière d’être en vie.
Bienvenue dans le Dimanche Rose avec Ezra Ferrell. 

Je me souviens d’elle. Devant chaque mouvement de destin se dresse un horizon d’incertitude. Un jour, alors, on rencontre un horizon avec des jambes et des mains, qui parle, qui respire, qui aime. Un horizon à contempler et à apprivoiser aussi vaste que le large. Elsa. J’ai tout de suite voulu mettre mon horizon à disposition pour elle. Pour les multiplier à deux. Pour voir se créer une cartographie aussi immense que l’univers visible, avec un tas d’îlots improbables, de grèves isolées, de criques pour nudisme où l’on irait se baigner et découvrir nos corps nus dans le sable. Pour voyager dans le paysage toutes les heures du jour et de la nuit, sans songer à sortir de cette barque fantaisiste, sous ou sur les draps, dans ce lit défait par cette infatigable recherche de plaisir. Nous, oiseaux nus sur notre lit-perchoir, île d’un naufrage volontaire, isolée des temps du monde à faire l’amour, sans compter ni la faim ni les heures. 

Disposés en cuillère, nos jambes enlacées, ma main gauche qui repose sur son bassin, Elsa se retourne pour m’embrasser avec son petit bec d’oiseau. Elle me picore les lèvres pour voir si l’animal que je suis est comestible, si l’animal que je suis est disposé à ses envies matinales. Je fais des sons de bête fatiguée à chaque fois qu’elle me picore. Comme si je m’étais retrouvé échoué sur son lit et qu’elle essayait de savoir si j’étais mort ou vivant. Elle commence à me retourner sur le dos pour voir s’il y a une quelconque volonté de vie qui s’exprime en moi. Mais moi, je ne fais rien. Rien du tout. Moi, ça me plaît, de me faire rouler dans les draps. Alors, une fois sur le dos. Elle commence à me picorer le cou. Et je continue à m’exprimer avec mes petits sons d’homme à moitié endormi. Puis elle continue son chemin vers mes tétons qu’elle mordille avec ses dents. Je fais l’indifférent. Faire l’indifférent, c’est ça qui la tue – qui l’excite au plus haut point. Surtout que je sais qu’elle aime ça, prendre possession de l’espace, faire ses marques, sans qu’on la perturbe dans ses petites affaires, et provoquer ma peau jusqu’au moment fatidique où je ne suis plus capable d’indifférence : moment où elle gagne. Elle adore gagner. Donc, après mes tétons, c’est la zone du nombril qui est furieusement mise à mal. Zone tampon où il devient difficile de cacher sa fébrilité, car on devine maintenant comment le jeu va terminer, comment il se termine toujours, d’ailleurs. Et, de ma position soumise à ses envies, c’est là que je décide de rentrer dans une phase mutique pour qu’aucune sorte de sonorités ne lui laisse croire qu’elle a gagné, surtout ne pas lui laisser croire un seul instant qu’elle a réussi à réveiller, à faire renaître et moi, et mon désir de l’entendre réveiller tous les silences. 

Elle fait le tour de son encolure, encore et encore, dans une direction puis dans l’autre. Ma respiration s’accélère et mes jambes gigotent. Mon corps commence à se tordre. Je sais que plus je me contorsionne et plus elle accélère, avec de brusques effets de sussions qui exorcisent ma passivité. Et, au moment où je lève ma tête pour ouvrir les yeux et la regarder comme un hibou transit de plaisirs, elle s’arrête brusquement, me sourit avec des yeux pleins de malices, pour me dire : « S’il-te-plaît, fais-moi l’amour. » Alors elle saute se replacer près de de moi sur son côté droit, et fait des mouvements de bassins jusqu’à ce que je daigne l’honorer de mon dard. 

— C’est étrange, après l’amour, ta transpiration a une légère odeur de cannabis, me dit-elle, sa tête reposée dans le creux de mon cou.

— Parce que je suis fumée qui n’attend que tes lèvres.

— Je t’ai connu plus inspiré.

— Oui. Faut que j’arrête. L’inspiration érotique est parasitaire dans un monde allergique au pouvoir de la langue.

— Non, au contraire ! C’est ce qui permet de remettre de la sensibilité là où il n’y a plus que du trash, de l’orgie, des gens qui se baisent tout en se haïssant. 

Elsa me caresse le torse, je sens ses petits ongles sur ma peau qui vont et viennent, s’arrêtent, bifurquent, sur mon ventre. 

— Il faut remettre de l’érotique là où il n’y a plus qu’un immense désert entre les gens et les mots, dit-elle.

— Les gens et leur corps. 

— Les gens et leur jouissance !

D’un coup elle se redresse au-dessus de moi et me regarde avec ses grands yeux bleus qui me fixent, et ses longues tresses me chatouillent le visage. 

— Qu’est-ce qu’on attend alors ? Toi tu t’occupes des mots et moi je m’occupe de ton corps. 

Sa main saisit mon sexe et elle me glisse dans l’oreille : « J’ai envie de t’attacher. »

 Flèche 

Des désirs

À la cible mortelle

Ta langue défie mon relief

En arme du plaisir, car, 

Par la terre allaitée 

De tourments,

Émerge la force raide

 Ivre de bouche ouverte ;

Alors seulement après

Gorgées 

Et tribulations

Ton œuvre taillée sur ma 

Chair, pourra porter le nom : 

« Hymne des volcans cracheurs de pollens »

Elsa revient avec un plat rempli de raisins verts. 

— J’ai toujours eu envie de faire ça. Pour moi, plaisir du sexe et plaisir de la bouche, c’est lié. On se remplit de quelque chose qui n’est pas soi, pour le faire devenir soi, me dit-elle en me servant un grain de raisin et en me l’enfonçant dans la bouche avec son index, pour le retirer tout en délicatesse. Le sexe, c’est comme le sucre. Plus j’en mange et plus j’en ai envie. 

Je ne parle plus. Je suis comme un observateur qui regarde ce qui se joue devant moi, ou plutôt avec moi. 

— J’aime te voir comme ça. Tu ne dis plus rien, les bras attachés, et moi je peux te prendre comme j’en ai envie. Et quand j’en aurai fini de toi, quand je t’aurai entièrement vidé, ta verge sera bleue comme une orange. 

Je me livre à ses fantasmes sur un plateau d’argent. Je me dépouille de tout pour la satisfaire. Qu’elle m’apprenne son langage. 

Fais-moi penser ce que tu penses,

 Fais-moi sentir ce que tu sens,

Fais-moi saigner tes plaies ;

Car le jour est dupé

De pensées roses,

Je rêve de Violence,

Velours de cordes

Sur nos carnes

Luisantes 

Elsa met un raisin dans sa bouche et m’embrasse, en le faisant passer dans la mienne. Alors avec ma langue je le replace dans la sienne. S’ensuit que le raisin passe d’une bouche à l’autre, et met en alerte toutes les nervures de ma peau. Aussi, je pousse le bout de ma langue jusqu’à son palais, où elle pousse un soupir d’excitation. J’éclate le raisin avec mes dents et la saveur acidulée se répand sur nos lèvres, qui saigne en petites gouttelettes sur mon cou, qu’elle lèche vigoureusement, pour ne pas perdre une seule miette du liquide. 

Elle se lève subitement pour mettre de la musique.

Quand elle revient Elsa entre mon sexe dans le sien. 

— Tu sens ça ? L’accueil que je te réserve ? Cet emboîtement parfait ? Tes yeux me disent tout ce que tu aimes. Ton corps est électrique, je sens l’énergie qui circule de toi à moi comme un flux de lumière. J’ai envie de pleurer. Est-ce que tu m’autorises à pleurer ? 

Je la regarde tremblant de plaisir mais je ne lui réponds pas. Elle me mord les bras avec un peu de violence mais je n’ai d’yeux que pour la blancheur enneigée de ses seins. Elle me mord encore un peu plus fort au niveau des flancs. Je peux voir la trace visible de ses dents encore sur ma peau.

— Autorise-moi, s’il-te-plaît, autorise-moi, dit-elle, en me suppliant.

Elle m’embrasse, et m’arrache presque la lèvre inférieure. Je pousse un cri de douleur. Je crois même saigner. Mais je me tais, encore. Toujours. Alors, elle recommence, s’en prend à moi, et plisse et tord ma peau avec ses mains. Je ne sais si c’est vraiment une douleur que j’éprouve ou bien de l’excitation ou bien un étrange mélange des deux. 

— Pourquoi tu me fais ça ? Pourquoi tu ne dis plus rien ? relance-t-elle, en même temps qu’elle augmente la fréquence de ses coups de bassins et donc aussi la montée fatale de l’orgasme. 

Je ne sais même plus ce que je dois lui autoriser. 

— Pitié. Pitié. Pitié. Autorise-moi. 

Elle me mord le cou, je sens ma jugulaire entre ses dents. Si elle le voulait, elle serait capable de la croquer et de l’ouvrir. 

— Oui. Je t’autorise. 

Alors elle se cambre face à moi et pose ses mains sur mes cuisses, en accélérant frénétiquement la cadence, et j’ouvre ma bouche béatement et je ne contrôle plus rien de ce qu’éprouve mon corps. Elle s’offre d’un cri strident au même instant où je sens le climax venir : d’un coup s’échappe de moi toute mon ardeur en courte phases de chocs électriques, alors que son corps se fige comme une statue de marbre pendant un temps qui semble si long, avant de retomber se fracasser sur mon torse. Puis s’érige un silence vaporeux comme le drapeau blanc de la paix, ma volonté se dissipe par tâche sur la surface des draps, et la sueur mêlée et nos liquides savonneux et nos cœurs plombant dans la poitrine se diluent ensemble dans un paysage arrêté. J’entends alors de petits sanglots retentir sous sa blondeur. 

— Pourquoi tu pleures ? dis-je en la regardant, intrigué.

Elle me détache, mes mains sont un peu engourdies. 

— Pourquoi tu pleures ? répété-je.

— Je pleure pour la beauté. 

— Pour la beauté de quoi ? Du moment ?

— Pas seulement. Aussi je pleure pour nos âmes qui se touchent. Pour la lumière qui se dégage de tout ça. Je sens quelque chose de plus grand que nous, qui nous visite quand on s’aime. Et ça, quand je le sens, ça me fait pleurer, pas de tristesse, mais de joie. Je sens mon cœur si grand et si ouvert pendant l’amour, que j’ai besoin de partager tout cet orage qui passe en moi. 

Elle me regarde avec ses yeux humides, nos têtes partagent le même oreiller, nos nez se frôlant à peine. 

— Peut-être que tu te fiches de ce que je pense. Ou tu te dis que je parle trop. 

— Non, j’aime t’écouter. Tu m’inspires et j’ai envie d’écrire. 

— Ah oui ? Vraiment ? Même si ce que je raconte c’est n’importe quoi ?

— J’ai appris à me méfier de la vérité, de celle qui est racontée aux journaux, à la télé. Aujourd’hui, je préfère la sincérité : ce que dit quelqu’un qui sait qu’il ne sera pas jugé. Ça c’est beau. Je ne peux rien dire sur l’existence ou non de l’âme, mais ce qui m’intéresse c’est ce que ça fait que d’y croire. Ça c’est très concret, et c’est là qu’on s’ouvre à l’infini de l’expérience humaine.

— J’aime ton cerveau. Ta pensée. Je voudrais lécher tes pensées. Je veux te lécher de partout, partout. Je n’en ai jamais assez de toi, dit-elle dans une grande expiration pleine de sensualité. Je veux me noyer dans tes yeux, et que personne ne me sauve. Avec tes caresses, putain… Fais ce que tu veux de moi. S’il-te-plaît, domine-moi… souffle-t-elle avec un ton de voix comme une supplication sacerdotale, aussi pudique qu’une enfant qui viendrait de dire un gros mot, et avec ce regard qui donnerait envie de vider la baignoire du temps remplie de larmes pour y couler un nouveau bain, un bain de bulles roses, pour nos culs nus.

Orbes bleus aux rayons pénétrants 

Traversent mon corps 

Comme 

Autant 

De lames qui tuent ;

Lèvres conquête sur ta frontière,

À glisser vers l’aurore

De tes cuisses

Ma lague baptisée

Par l’eau mystique

Des nymphes

— Dis-moi ce que ça fait, quand je presse ma main autour de ton cou ? 

— Je sens que tu me domines, et je sens de l’intensité. Et aussi que tu me protèges, alors même que tu me serres. Je sais c’est paradoxal. Mais c’est étrange de mettre des mots là-dessus, non ?  

— Oui, mais j’essaie de comprendre. C’est paradoxal peut-être parce que c’est ici qu’est demandé le consentement de nos parties sauvages ?

— Peut-être, et donc faire l’amour, le vrai, pas la baise, c’est concilier le sauvage, le spirituel et le consentement. La belle histoire. 

— Consentez-vous alors, madame, à ce que j’use ma langue entre vos cuisses ? dis-je d’un ton solennel.

— Ne me reposez jamais cette question monsieur, elle fait offense au désir toujours pressant que j’ai pour vous. 

De toute ma tendresse, je commence la longue descente vers son crépuscule alangui. Chemin faisant sur ses vallées, je fais s’effondrer, parfois, quelques morceaux de plaisirs quand mes crocs rencontrent ses seins. J’exerce ma langue telle une lance sur son nombril, comme pour répéter le geste fatal qui fera tressaillir sa voix. Je pose ma bouche sur l’un puis sur l’autre des deux recoins de ses cuisses que sépare la porte du rêve, et lui donne à voir toute la force ravageuse du « presque ». Alors sa respiration devient bruyante, brutale, brûlante. Puis je bois, à grande lampée, la source qui gît à la porte de son temple, et sens son corps s’ouvrir comme un pétale, une éclosion de printemps aux reflets bleu vif du myosotis. Et j’aperçois, sur son visage qui se crispe et s’illumine tout à la fois, percer le point du jour. Alors elle pousse ce gémissement qui excite l’immeuble et tout Paris, où la ferraille turgescente de la grande tour résonne avec les vives secousses de son corps exalté ; et l’univers est un grand organe sexuel concave comme la vulve d’une femme qui jouit en faisant fondre les étoiles ; et tout est recouvert d’une odeur spermale qui succède à l’orgie bouillonnante des premiers instants du monde.

Éclipse-moi, assoiffé, dans ton refuge ;

Je veux entendre 

La Terre ébranlée

Par tes abois 

Ruisselants,

Tes embruns 

Hurleurs,

De Joie 

Soumise

Et pure

— Te voir qui me regarde, ta tête entre mes cuisses, me fait sentir tellement femme, dit-elle, épuisée.

— Te regarder jouir c’est l’évidence clandestine que le beau de ce monde existe encore.

— Tu t’es assis sur les quelques morceaux résiduels du romantisme, dit-moi.

— En réalité, mon côté romantique tient bien plus de cette intuition malade qui ne me quitte jamais : rien n’est assez.

— Mais la vie fait qu’on ne peut être en incendie perpétuel, dit-elle posément, avec l’éclat d’une sage veilleuse sur le monde des hommes. Moi-même, je me sens assommée de tout ce que j’ai besoin de vivre.

J’ai une légère douleur à la mâchoire que je n’arrive pas à dissimuler. 

— Tu as mal ?

— Non ça va, c’est bizarre, je crois que j’ai une crampe de langue. 

— Tu te donnes à fond, vraiment, dit-elle avec ses yeux succombant aux affres du plaisir. Si tu travailles comme ça, tu vas devenir le nouveau David Bowie du cunni. 

Elle s’esclaffe.

— Qu’est-ce qu’il avait de spécial Bowie ?

— Bah, il paraît que c’était un maître hors pair du cunni. Il y en a même qui disent que c’est peut-être ce qui l’a tué, dit-elle avec une pointe d’ironie.

— Comment ? 

— Maladies sexuellement transmissibles, tout ça…

— Quel homme, dis-moi !

— Les belles choses vont en enfer. 

J’ouvre un peu ma bouche pour laisser reposer ma langue, comme si j’avais goûté un plat trop chaud.

— Mon petit toutou. Je me sens libre avec toi. Je sens que tu peux tout me faire. Et que je pourrais tout te donner. Je ne veux faire que ça avec toi. Le jour, la nuit. User toute ma peau contre la tienne, comme jamais. 

Elsa tire un matelas sur le sol et le place devant le grand miroir de sa chambre. Nue, elle descend langoureusement sur ces genoux pendant que je reste assis sur le fauteuil, et commence à marcher vers moi à quatre pattes. 

Des roulements de bassins, des pliés terribles qui tendent sa croupe jusqu’aux extrémités du sortilège. Fascination pour ses tortillements de danseuse, ses formes aguerries au rythme de la musique. Bête alléchée, humiliée, je me sens esclave terrible de ses charmes. Comme un lapin chassé par l’hermine, je me rends compte trop tard qu’elle a déjà cerné le périmètre devant mes cuisses, qu’elle entrouvre avec une certaine poigne, pour me regarder, d’abord. 

Regard tigre sur ma nudité extrême,

Contemple ma raideur

 Exténuée,

À frotter mon frein 

D’une mortelle urgence,

De saccade en saccade 

Jusqu’à la douleur,

À faire jaillir

La candeur d’une 

Lignée

Assise sur mon torse, ses fesses tournées vers mon visage, elle visse et dévisse mon membre qui peine à tenir la cadence. Je n’en peux plus. Et bientôt c’est un roseau parfaitement amolli. Mais elle n’en démord pas pour autant, avec toute l’envie qui la caractérise. « S’il-te-plaît, ma petite trompe d’éléphant, fais-toi belle pour moi ! » 

Je regarde la scène avec un certain détachement, je crois même que je pense à autre chose. Au genre de nourriture que j’aimerais manger. Au genre d’histoire que j’aimerais écrire. Comme par exemple, La vie sentimentale d’un pacemaker, titre d’une nouvelle qui parlerait d’un couple de sexagénaire qui s’initierait à l’échangisme. Et un jour, pendant un rut trop violent entre deux paires de fesses, le cœur du vieux s’éteindrait comme une bougie sur laquelle on souffle, tellement rapide que le pacemaker n’y pourrait rien. Et sa vie se terminerait dans l’odeur de sueur et de stupre, au milieu d’une partouze, tant et si bien qu’il aurait encore le membre en érection, et que les gens ne se rendraient pas immédiatement compte qu’ils sont en train de s’emmancher sur un cadavre. 

— Y a quelque chose qui ne va pas ? demande Elsa, en me sortant de mes pensées.

— Je crois que j’ai faim, dis-je. 

— C’est pour ça que tu ne peux plus « faire de ta trompette  » ? demande-t-elle sur un ton graveleux.

— Avec l’orchestre ?

—Bouge pas, je vais te faire soliste.

Et comme s’il fallait empêcher le voisinage d’écouter mon brâme, elle se saisit brusquement d’un oreiller qu’elle me plaque sur le visage, et utilise son pied droit pour le maintenir sur moi pour garder ses deux mains libres. Et commence à presser fort mon périnée, pour ensuite caresser mon gland avec une attention nouvelle. Je pousse des miaulements de plaisirs. Je sens que ça peut repartir. 

— Tu vois quand tu veux ! dit-elle, le démon au corps.

Je lui marmonne quelque chose d’inaudible sous l’oreiller. Soudain, elle l’enlève pour se remettre sur moi. Tout semble couler entre ses cuisses. Elle me tourne la tête pour que je regarde le miroir. Michel-Ange ne disposait que des charmes de son imagination, mais par plaisir pervers de l’empourprer dans sa tombe jusqu’à la gaule, nous nous disposons comme des anges fornicateurs dans le format pratique de la nudité: ses bras que je bloque dans son dos en harponnant ses coudes avec mon bras droit et les doigts de ma main gauche enfoncés dans sa bouche, tandis que je la retourne face à la glace – tellement proche que son haleine fait de la buée – à regarder l’un l’autre jaillir de nos yeux les cris d’un soleil en pleine irruption ; nos chairs nues s’abîment. Puis, de son corps dans un ultime cambrement avec ses yeux qui roulent de plaisirs, sa brèche de femme soudain gicle d’un liquide inodore qui coule de joie tremblante sur le sol, alors que le miroir s’ébranle d’une caresse trop violente. La buée se dissipe pour laisser voir sur le sol nos deux corps de bêtes encore encastrées, mais anéanties. 

Ce dernier élan de cœurs m’a intégralement vidé. Je sens mon nombril qui tombe vers le sol, comme si je venais de faire une descente d’organe. Je fais des gargouillis de ventre épouvantable, mais le sommeil m’attire encore davantage.

— Tu es brûlant d’effort. Je te demande trop, c’est ça ? Ma libido te pose un problème ? demande-t-elle, l’oreille posée sur mon torse.

— Non, j’aime ta libido, même si je sens que la mienne est plus basse. J’ai peur de pas pouvoir te satisfaire, dis-je un peu dépité. 

— Mais tu me satisfais tellement, t’as pas idée ! Je n’en redemanderais pas autant si je n’avais pas envie de toi. Tu sais, les hommes, avant toi, je crois qu’ils ne m’ont jamais vraiment fait l’amour. 

— Ah oui ? 

— Oui. Parce que je ne voulais pas m’abaisser à leur domination féroce, tout ressemblait plus à de la lutte, de la pornographie, du spectacle, des enchaînements de positions. 

— Et moi, j’ai peur de ne pas être assez viril. 

— Ah non, mais ne doute pas de ça ! La manière dont tu me parles et tu me caresses, ça c’est de la virilité ! Le brutal n’a en aucun cas rapport avec le viril ! Au lit, vaut mille fois mieux de l’intense et du synchronisé que du fort et du douloureux. Même quand tu me regardes avec tes airs de chien battu, ça me fait fondre.

— Je pourrais l’écrire, ça ?

— Tu veux t’auto-mousser par écrit ? demande-t-elle en pouffant de rire.

On se regarde, les yeux attendris dans des regards océan. Le large de nos fronts qui sème des vents de douceurs complices. 

— Tu ne m’as jamais parlé de ton enfance, ni vraiment de ton père. Ni de ta révolte. Demandé-je à Elsa.

— Je ne suis pas sûre de vouloir revenir sur mon passé. Je suis quelqu’un du présent, vouée au futur. 

— Je comprends. 

— Simplement, je dirais que venir d’un village, avec des hommes incultes, ça n’a jamais été un lieu apaisé pour les jeunes filles… Surtout quand on te regarde avec des yeux pervers et qu’on dit à ton père que t’es « bien bonne ».

— Quoi ? Mais qui t’a dit ça ? 

— Quelqu’un de très, de trop proche, de ma famille. 

L’origine du mal,

Orgie de queues ensanglantées

De sang de Vierge, enfonce 

Obus 

Cartouches 

Fusées

Missiles,

Un chaos punitif !

Dans les béances 

Engorgées de miasmes

Masculin  – 

Exil en

Soi

Peut-être que les auteurs aujourd’hui ne se compromettent pas assez, dans leur vie, dans leur verbe. Alors que ça devrait être des explorateurs des cimes et des obscurités, des facettes et des recoins, en plus d’être des tartouilleurs infatigables de mots. La littérature, ça devrait être une liqueur grisante qui réveille les excès de la vie résignée sous sa tombe d’inquiétudes. Sinon pourquoi lire ? Sinon quelle différence avec les journaux et les élucubrations douteuses des éditorialistes sodomites, avec les plats préparés de la télévision ? Maintenant, je veux des pétards, du spleen contemporain en shooter, du LBD qui me crève le cœur. 

— Tu sais ce que j’aimerais ? Que tu me réveilles au beau milieu de la nuit avec ta verge bien dure, et qu’à demi-sommeillant je t’ouvre mes cuisses. Puis qu’en chien de fusils on fasse l’amour jusqu’à faire bander tous les somnambules de la capitale. Pour toi, mon isthme est sans entraves.

— Et moi ce que j’aimerais, c’est poser la pointe de ma langue sur cet atoll doux et imberbe, autel de corruption millénaire, que je convoite depuis peu d’une envie extrême. 

— Pervers. Je n’attendais que ça. Que tu me bouffes le cul.

— Vraiment ? 

— Et alors après ce sera au tour de Paris, boursouflée d’orgueil, de se la prendre par derrière dans son anus Élyséen, pénétrée de son grand Phallus lumineux, qui rayonne à l’international d’une révolution avortée ! dit-elle en se mettant sur les genoux, haussant le ton de sa voix comme une Marianne hirsute aux seins galvanisés par la guerre des sexes.

— Oh oui ! Paris en chaleur ! Paris enculée ! Remplie de tous les craches-misère de la télé, bourgeoisie Neuilly-sarde cokée par tous les orifices et en mal de trous serrés ! Canicule ! Canicule ! Canicule ! dis-je à mon tour, presque debout sur le matelas, comme un tribun sans sa toge. 

— Oui ! Et puis on quittera la ville lumière et sa frénésie, étouffante et poisseuse, pour aller faire l’amour dans un champs de fleurs. Alors je couvrirai ton sexe d’épines de roses pour couronner le roi d’un été plein de douleurs, où les bourgeons éclos du drame seront des « adieux, triste monde ! » aux corolles de fin des temps. Et sur cette terre assoiffée et déserte, tu marcheras, toi, seigneur de cette espèce de singe nu, tu marcheras, oui, sur ton chemin de pénitence, l’air rêche et aride, d’un destin en lambeau, qui fera balancer silencieusement les couilles !

— Tu nous fais du surréalisme, là. 

— Non, c’est que du vrai tout ça, que du vrai. Le vrai mâle, alpha de son surnom, qui carbonise la terre avec toutes ses guerres, son charbon et son capital. 

— C’est comme ça que tu me vois ? demandé-je, interloqué. 

—Non, toi tu es la moitié d’une femme. Et comme nous autres, ton sacrifice apaisera les dieux.

Elsa s’assoit sur le matelas, croise ses jambes, et regarde un peu dans le vide, les yeux légèrement baissés. Et, dans un signe d’affection, je lui prends le menton et le redresse pour qu’elle me regarde. 

— Ô poésie relève la tête, combat avec ta langue le serpent viril de l’indécence, et serre dans tes cuisses la venue inexorable de l’intuition, que toi seule sait convertir en fièvre créatrice. 

Alors en un clin d’œil, son visage résigné sous les astres de mélancolie se réchauffe comme une bougie qui libère une odeur licencieuse dans la chambre. Et ses yeux habités d’étincelles me mettent à nu une seconde fois.

— Tu me provoques, hein ? Tu te crois poète ? Je vais t’en donner de la poésie, tellement fort que tu banderas encore six-pieds sous-terre. 

Elsa glisse sa main sur ma cuisse et la remonte jusqu’à mon pubis qu’elle enserre dans ses mains. 

— Ton pénis est un train flamboyant qui s’enfonce dans mon ventre. À mon tour je ferai de ta serrure une béance. Laisse-moi te monter, j’exercerai sur ton corps un grand carnage, dont la lueur persistante de l’agonie sera comme la peinture d’un Caravage. Et ferai de ta queue le vestige d’une gloire passée, un dolmen juché sur un admirable cadavre échevelé au cul dilaté.

— Ah ouais, tu n’y penses pas quand même ? 

— Oh que si, le temps viendra, ne t’inquiète même pas. Et t’en redemandera. Dit-elle, déterminée. Mon petit Sodome. 

Alors je la regarde à mon tour, en serrant ses cuisses.

— Comme les trilles d’un picador, je pilonnerai dans ta gorge la chaleur de mon sexe en fleur, dont le pollen déchargé garnira tes joues de caramel ; puis, pour égayer tes plis douchés par mes fluides, je poserai sur ton front, tel un sapin, les boules luisantes de l’honneur.

Elle pousse un rire aux éclats qui fait résonner la pièce. 

— Dans ma bouche alors, je boufferai avec mes dents ton sexe chaud comme un ver désarmé, et le viderai de son suc en le pressant avec mon palais. Je l’étalerai enfin sur le sol telle une peau de chagrin, et comme de la chair humaine émiettée j’en ferai de la bouffe pour chien. Alors ton être émasculé sera fait androgyne et ange, rendu pur de toute souillure terrestre, et tes boules seront arrachées et laissées aux vautours de la mort dans la soie immaculée du soir. 

Mes yeux sont grands ouverts face à son imagination outrancière qui me ferait presque avoir une demi-molle poétique.

— C’est aussi sexy que les dialogues de Duras dans le film d’Alain Resnais. Dis-je, pour calmer le jeu.

— Hiroshima mon chum ? 

— Oui. Tabarnak.

— Pénétrer ou ne pas être pénétré, telle est la question. Ça peut être d’une violence inouïe, à laquelle l’homme pense si peu, sauf quand on lui dit qu’il doit passer par la case prison. Mais alors là, à la minute où il l’apprend, il devient une vraie petite vierge effarouchée. Tous les hommes devraient passer par la case prison. Affirme-t-elle sans une once d’ironie. 

— C’est cruel.

— Non, je dirai que c’est formateur. Formateur de trou. 

— Incroyable et indécent. Je suis sous le charme de ta langue de feu. 

— L’homme naît coupable. Il se rend coupable à lui-même lorsqu’il agite la queue comme un chien attiré par un parfum de cul. Ce n’est qu’en respectant la vertu de la femme qu’il peut surmonter cette culpabilité. C’est en vénérant sa fleur qu’il peut se faire jardinier. 

— Je t’écoute.

— Je suis ton jardin. Arrose-moi de tes supplices. 

La nuit enfume nos poumons de tâches rouges comme le sang qui ruisselle de la tête d’un taureau vaincu, et imprègne la tristesse du coït sur nos chairs ruinées ; elle fait de nos orifices des puits sensibles par lesquels les damnés de l’amour s’entre-déchirent. Sommeil.

Terre-vulve pleine de cratère de sang violentée par l’homme et sa langue de plomb, matière à banderilles assassines ou pour en faire des obus sortes de météores explosifs qui trouent la vérité de sa chair terrestre tandis qu’elle s’offre tout entière au désir des égarés.  

La terre est une femme qui s’offre à en mourir. 

 Ma langue d’homme pénitent d’être homme lèche et use sa canonnière sur le cratère endolori de la femme pour un bouquet de fleurs à peine joli qu’elle accepte par pitié pour la race d’homme tombé du ciel à laver son membre d’un geste de mouchoir résigné.

*

Elle dort, nue, dans ce clair-obscur, avec son collier de perles blanches qui lui serre le cou et ses seins blancs qui tombent légèrement sur les côtés, ses deux bras posés au-dessus de sa tête, le visage serein et beau, la rondeur de son bassin légèrement enfoncé dans le matelas, son sexe comme une hydre confectionnée par l’amour universel : gîte par lequel l’humanité se lie et annihile sa volonté de puissance ; et la sensualité qui irradie de son corps tout mignon, la pulpe ronde de ses cuisses offertes en trésor au dragon du désir. 

Je déplace mes doigts sous les draps sur ce corps bouilli par le sommeil, sa chaleur raconte à mes paumes froides tout son destin de femme en révolte contre son éducation. Je suis aux aguets de ses moindres tressaillement de peau. Je manipule mes mains sur son corps comme un piano dont j’ai la connaissance du parfait doigté, en dessinant des volutes. Je vais pour lui mordiller les tétons mais elle se retourne brutalement, son fessier en offrande : « Viens vite », qu’elle me dit dans un murmure à peine audible. « Rien que tes doigts, et je suis déjà toute mouillée. » Elle me prend la main pour la placer entre ses jambes et je sens se remplir la baignoire – du cambouis pour lit qui grince. Alors avec la douceur d’une lame qui s’enfonce dans du beurre, je traverse tout le chemin qui mène jusqu’à son fond et reste ainsi de longues minutes dans un mouvement minime, presque invisible, nos deux souffles connectés, sa main gauche sur mes fesses comme pour diriger le mouvement universel du va et vient créateur de cendres futures. Je suis si proche d’elle que je peux lécher son lobe, et j’en profite pour faire la visite charnelle de toute son oreille, posant ma langue sur chaque recoin, même dans son petit trou charmant. Nos corps synchrones défont le temps linéaire et lui donne une valeur d’éternité. Plaquée contre moi, je la retourne alors comme un pancake et m’agite sur ses fesses comme une locomotive à vapeur tentée par le mur du son. Des petits cris sonores s’enjoignent à ma prouesse comme les encouragements de cheerleaders. Alors, au fur et à mesure de frottement répétés, sa carlingue s’enflamme, et d’un sauvage dévouement je sors l’extincteur de sa cave à foutre et je l’éclabousse de grandes flaques de sper…

—Ah non, là c’est très mauvais ! On dirait le journal graveleux d’un vieux pervers ! Reste dans ta poésie astrale, ça te va mieux. Affirme ton style, radicalise ton monde. M’ordonne-t-elle, en me coupant l’aile sous le pieds.

— Mais j’ai peur d’être vieux jeux si je fais des belles phrases, pleines d’emphases et de pudeurs excessives. Je veux être radicalement contemporain.

— Donc pour toi, le contemporain, c’est la crudité et l’insulte ? Des corps objets sans mœurs et valeurs qui se jettent dans des histoires de culs sans lendemain ? Il n’y a plus rien à vénérer donc tout devient la même merde pornographique ? Plus de choses élevées, que du médiocre, des métaphores pauvres et enfantines, des délires scatophiles ? Applique à toi-même ce que tu me disais plus tôt. Ne cherche pas la vérité du monde qui te perdra dans d’interminables congestions cérébrales. Mais soit en quête de sincérité. 

Ce qu’elle dit me fait un goût très froid dans la bouche, une anesthésie locale de ma folie. 

— Cette nuit j’ai mis ma langue dans ton cœur et bu ses larmes pour faire revenir un printemps noyé sous la tristesse des déceptions contemporaines. J’ai mis ma plume dans la profondeur de ton encrier vénérable pour qu’ensemble on perce les bulles de vide qui se sont agglutinés entre les mots et les peaux, entre la chair intime et les cuisses du monde.

— Merci. Qu’est-ce qui te rend triste dans ce monde contemporain ? demande-t-elle avec une franchise et une écoute qui me fait aimer toutes les femmes de la terre.

— Que l’on court toutes et tous comme des poulets sans têtes en quête de salut, en quête d’images sales qui nous feraient bander en direction du bonheur. Que nos éducations soient passées au mixeur de la loi du marché sans morale. Qu’une femme soit encore aujourd’hui suspicieuse de ce qu’il y a derrière elle quand elle marche dans la nuit. C’est encore un monde fait de chaperons rouges et de loups garous qui racolent derrière chaque fessier dodelinant dans le métro. Je suis triste parce qu’on est largué, tu vois. Qu’on est paumé. Les yeux remplis d’images pornographiques qui font disjoncter nos circuits de bienfaisance. Alors, ta prochaine question ça sera quoi ? Quel remède trouver à tout ça ? L’ascétisme ? L’érotisme pudibond ? Le suicide assisté ?

—Je ne te demande pas de trouver de solution, je voulais juste comprendre ce qui fait que ton regard s’est obscurci depuis qu’on s’est quitté.

— Non non non, ne dis pas ça ! Tu es encore attachée à ma mémoire. Même si j’ai été bien malade de ne jamais recevoir tes messages sur ce boîtier de malheur !

— D’accord. 

— Je vais te dire ce que je pense, sincèrement. Je crois qu’on vit dans une société sans repères d’individus sans Pourquoi qui les maintiendrait perfuser au désir de se vivre, et qui dérive comme un iceberg fondu dans un whisky réchauffé au pétrole : « Y a pu de sens !», qu’ils disent. Faut les comprendre, la démocratie de nos jours c’est choisir avec quel lubrifiant on t’encule. Société liquide avec cette armée d’innombrables queutards, la main sur leur manche fiévreusement astiqué lustré de solitude – les gorilles du sexe, les fachos du cul, à valoriser ad vitam aeternam leurs attributs mâles. Mais moi, je veux pas être de ces gens-là. Je veux pas de tout ça. Et je ne veux ni l’intranquillité de la solitude ni la médiocrité de la multitude. Tu n’en as peut-être rien à faire de ce que je raconte, peut-être que tu voulais juste revivre en rêves nos folles parties de tendre-violence, les yeux dans les yeux, avec nos sexes accueillants l’exigence de la nuit. Mais tout ce que je te dis là c’est ce que je pense sincèrement, tu vois. C’est tout le cadavre de mon intelligence. Donc voilà ce qu’est l’écriture pour moi : un crachoir, un crachoir avec du style si possible, où je voudrais faire de l’encre versée, toute superfétatoire, j’en conviens, quelque chose d’à la fois abrupte et déraciné, comme un mont à gravir ou un olivier à arrimer dans le verger des sommeils, avec le charme des égratignures et les fausses routes qui valent le détour, mais que finalement arrivé au sommet, le souffle court d’un temps pressé que ça finisse, on puisse finalement sentir, le vent sur le visage, cette espèce tonifiante de salive solaire. 

Pendant que je parlais, Elsa s’est installée à la fenêtre pour fumer, sans que je m’en rende compte. Je sens son cœur qui commence à se figer dans le marbre d’un souvenir. Alors, comme pour récupérer l’attention de son allure spectrale, je lui fais lire les derniers feuillets de mon imagination.

— J’ai comme une envie pressante de tout bazarder de cette existence bancale à vivre au jour le jour pour cette immaculée conception de gouvernement vertical et toute cette bureaucratie branlante qui coupe nos souffles comme une pierre de granite enfoncée dans la cage thoracique. Comme une envie de nous sauver de cette bulle terrestre prête à éclater de spasmes gémissants de guerre. Comme une envie de me presser tout contre ta peau, de tout quitter pour tes yeux et exercer ma fièvre sur la subtilité de tes seins. Encore et encore. Car ton être a le charme de l’île où ta présence est un repos séparé du monde. 

— Il faut prendre soin de l’île. Comme il faut prendre soin du monde et de notre exil, dit-elle pour compléter ma pensée.

— Notre monde : l’espace interstice entre deux peaux qui s’électrisent. Notre exil : le ventre d’une baleine d’où naissent les étoiles. 

— Le ventre de la baleine c’est pour dire… ? 

— Le dépaysement que tu me fais. 

— Oui. Je m’imagine l’île, un grand lit avec de grands draps blancs sur une plage de sable fin, et nous qui faisons l’amour en écoutant les vagues. Et après s’être chamboulé de partout on regarderait la mer azur, et nos conversations s’inspireraient du large, et tout deviendrait poésie des marges. Alors notre intimité sera faite d’horizon et de sucre.

— Oh oui. Tout ça. Dis-je, le regard absorbé par la tendresse de sa vision. 

Le jour gagne progressivement la nuit. Le noir se dilue dans la couleur bigarade d’un pamplemousse fraîchement tombé. L’aube vient nous affranchir de la componction des astres. 

La

Race

D’ange 

Au pays élevé

Parcours les heures, 

Titubant sur des mots, 

Et poursuit la rive qui mène

 À l’invitation érotique

De l’océan qui pointent ses petits seins 

Houleux

Caressés par la lune

*

— Dis, est-ce que tu crois qu’on peut surmonter la vie ? demande Elsa, à moitié sommeillant, sa tête posée sur le précipice d’un soupir.

— Je ne sais pas. Je pense plutôt qu’elle nous engloutit sans nous laisser un seul répit d’âme. Cela étant, je crois qu’on peut trouver des consolations.

— Comme quoi ?

— L’art ou l’écriture, des câlins contre la solitude, des conversations profondes et confidentes, qui retardent l’inexorable afflux des cafards de l’ennui…

— Et puis des corps en fusion solaire ! dit-elle, en sortant la tête de mes ombrages, avant de se dissiper dans la fumée du haschich.

— Et des corps en fusion solaire, répété-je, contemplant dans la déchirure du soir l’aurore accouchée.

Salive solaire polit l’aurore :

Le crâne crénelé de fissures,

Lueurs de souvenirs 

Aux sens dispersés,                                                                                                     

En appellent

Aux laves brûlantes

De la mémoire du corps,

Qui raniment,

Terre et Femmes,

Lieux et larmes déversantes,

Souffle de nuques et

 Langue du jaillissant,

Sur papier,

Sur bouche,

Tous ces fantasmes inachevés ;

Le point du jour est un point de jouir,

Recommencement de monde

Et ouverture aux déversoirs

Des fleuves pionniers


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