Saignée

Avec sa plume viscérale et envoûtante, Fanny Lambert dissèque une existence en tension constante, où la liberté heurte la solitude et où la douceur tente de détrôner la violence. Entre errance intime et quête de sens, ce portrait d’une femme multiple, insaisissable, résonne comme un cri doux-amer : une révolution intérieure en marche, à la fois fragile et radicale.

Ça lui était plutôt inhabituel, quoique non, c’était plutôt l’inverse. Elle était née là mais cela n’était pas important, pas important comme une information qui permettrait d’en savoir davantage, cela n’était pas primordial à savoir, voilà, elle était partie sans en être partie, cela ne changeait donc rien, non pas qu’elle s’en fût allée et que cela ne changea rien, non mais plutôt que cela n’affectait pas l’essence de son être, voilà, cela ne constituait pas une donnée à elle en tant que telle.

Elle avait essayé tout un tas de choses, s’était adonnée à des loisirs et des passions somme toutes assez décalés et ordinaires, ça c’est vrai, elle n’aimait pas les choses des autres. Pourtant, c’était nécessairement les choses d’autres autres. Elle avait essayé dans plusieurs directions, ne craignant pas le risque. De toujours, depuis toujours elle prit des risques. Quitte à se prendre le mur, se faire remplir la face, elle acceptait et, l’aller et, le retour, sans condition. 

Un nombre s’accordait à dire qu’elle avait tout accepté, le package en entier, qu’elle ne transigeait pas et s’était d’ailleurs plus ou moins relevée de tout, malgré les vagues broyeuses de l’existence quand on la brûle. Torpilles, goupillons ; elle les avait collectionné, expérimenté un à un, s’était instruite à travers les êtres qui traversaient sa vie ou qu’elle traversait, parfois. 

C’est une fille de la ville aussi, mais aussi de la campagne, elle dit faire partie de la nature, on la voit évoluer simple avec elle – la nature en dehors de nous – mais c’est encore une fille de la ville qui s’éblouit des lumières quand la nuit a tout contaminé, qui voltige entre les individus, provoque les rencontres et s’en défait parfois. C’est une fille comme ça, qui aime, très sincèrement, se surprend de tout, joue souvent. Puis après du tout, jamais. Le plus souvent se tenant seule, luttant contre les forces pour se tenir seule debout ou debout seule car c’est tout ce qu’elle avait connu, et par moments, elle ne l’était pas et là alors pouvait s’effondrer un peu mais la plupart du temps, c’est une fille seule, non qu’elle soit tout à fait seule mais c’est un fait irréfragable, elle est seule, non pas comme tous qui sommes seuls mais seule dans la lutte, dans une lutte à elle, et ça fait de drôles de choix cela.

D’ailleurs sa liberté fait peur le plus souvent, non à chaque fois et partout et on l’aime pour cela, on la désire pour cela mais on ne l’aime pas pour cela, précisément pour cela, il faudrait autre chose pour aimer ainsi, enfin, autrement justement, aimer d’un amour vrai, d’un amour réel et non falsifié par la communauté. Aimer entièrement et pas en partie d’aimer et de ne pas aimer. Mais elle, le sait, elle ne renonce à rien même s’il le faut, elle le sait aussi, mais en attendant que rien ne se passe, elle ne renonce à rien, elle ne croit pas aux images du monde et des sociétés, elle croit à ce que la vie forme, comme l’on forme des chaussures, il ne s’agit pas de côtés ou d’obédiences, de systèmes ou d’éthique, il s’agit juste pour elle, qui est sans doute un truc à elle, rien qu’à elle, de tout envisager sans les cases. Elle continue mais elle sait que le monde ne veut pas, ne sait pas faire, il va lui falloir choisir et renoncer, ce qui revient au même, il va falloir la vie pour arriver à continuer et à tenter de se plaire soi même. 

Elle avait même voulu tout très fort et la plus infinie des douceurs en même temps. Une douceur qui viendrait d’une entité encore plus puissante, à briser la mort, à redéfinir l’espace, à injurier le temps, une douceur qui n’existe pas encore car l’espèce ne sait pas encore comment la saisir. Les autres oui, l’espèce non.

Elle qui avait aimé si fort, donné autant, n’y croyait plus vraiment. Elle voulait aussi l’inverse de la liberté. Elle avait accepté cette solitude sans broncher après, bien après.

Mais là la violence ne marchait plus. Avant oui, quand c’était le seul moyen d’être vivant, elle veut dire de se sentir vivant, de se sentir, quoi quand il fallait tout très fort et absolument, quand le précipice tout le temps, quand toujours il était là, sans exception, quand rien n’existait sans lui, alors là oui, il fallait la violence, la violence des corps, des gestes, la vie lacérée. Pas d’autres alternatives sinon le réel c’était insupportable, trop intenable, comme des crises successives mais sans arrêts, ça n’était pas envisageable sans la violence, non. Parce que la violence rattachait au vivant.

Maintenant qu’elle sait, c’est la douceur qui a pris toute la place. La douceur et le silence aussi, c’est un nouvel amour, une nouvelle vie après les autres déjà vécues, inconnue qui fait peur mais la douceur mais pas encore tout de suite mais bientôt, le plaisir sera plus magnifique et grand. Ça changera tout. Alors elle va apprendre, enfin elle sait mais apprendre le temps qu’il va falloir pour atteindre la douceur, vraiment, tout au fond de soi, de ses cellules, tout au fond, au fond de son trou, de ses membres. Et cette douceur sera une révolution, pour elle et pour les autres car la douceur se propage, est secret ; certains l’avaient dissimulé en code mais avec la lenteur elle est arme toute puissante.

Ailleurs, elle ne pensait qu’à son sexe. Pas pour tous, à chaque fois. Pas de façon photographique, définie, autoptique, elle y pensait plutôt comme une évocation, une convocation même, comme la pensée qui d’un coup permet de respirer à nouveau, de tresser la pensée. Elle y pensait en tant que sensation, réalité, vertige ou alternative. Un possible probable, un réconfort. Ça l’enveloppait comme ça, toute entière, dans sa tête et ça devenait doux, un gris gris. Depuis toute jeune, elle trouvait rassurant sa tête sur le sexe de l’homme. Elle pouvait s’endormir dessus et ça revenait, sous les draps, manque d’air, sur le pantalon, l’énergie bandée, la vie qui court. Puis avec le temps, ça a disparu, elle n’avait plus le refuge. La réalité du sexe s’était diffractée, après avoir été totale. C’était sexuel et son contraire. Elle entendait sa voix. 

Elle avait mué plusieurs fois jusqu’à ne plus se reconnaître mais, invariablement, se connaissait mieux. Elle avait été nombreuse mais ne se ressemblait pas. Par moments, elle ne répondait plus mais parlait seule aux inconnus des rues.

Extrait d’un roman en cours d’achèvement, Fanny Lambert.

Crédits photo : ©Stéphane Gilbert.


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