La Maman est la putain

C’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures confitures, dit-on… Ou dans les pères de famille, mariés et friands de drôle de prestations. Avec ce texte, aussi cruel que réaliste, l’autrice Sabine Audelin fait d’une chambre à coucher, le lieu d’exploration de tous les sentiments. 

Sur le portable de Steve, deux gosses joufflus lui servent de fond d’écran. Des petits rouquins édentés qui fixent l’objectif l’œil rieur, glace à la main. 

Il est soit père, soit prédateur, les deux étant toutefois compatibles. 

Ma grossesse à moi ne se voit pas encore, mais il va bien falloir que je lui dise. Pour le moment, je joue avec le feu et tire sur sa corde pour mettre des sous de côté. Bizarre, ce couperet. La Maman et la Putain, deux événements mutuellement exclusifs. Moi, enceinte, je vends un corps qui abrite deux vies. 

Est-ce si tordu que ça ? 

Quelques jours plus tard, le téléphone de Steve a sonné pendant que je le fistais. 

Sans sourciller, il a saisi son iPhone posé sur ma table de chevet et répondu d’une voix neutre. C’est l’école de son fils. J’ai entendu la voix chevrotante d’une vieille secrétaire scolaire, du genre à porter un cordon à lunettes serti de perles bon marché, à ployer l’échine, broyée par le poids d’années toujours plus défaillantes à servir l’Éducation Nationale. Martin, son fils donc, a gerbé les épinards-poissons panés de la cantine. Il faut venir le chercher. 

Ma main au plus profond de son cul, Steve a dit : 

« Pas de problèmes, j’arrive ASAP. »  

J’ai peu à peu retiré mes doigts, enlevé le gant en plastique noir, le latex c’est cher. Le visage de Steve a repris une teinte normale, s’est délesté des rictus de coït. 

La post-baise de mon client est protocolaire : passage aux toilettes, coup d’eau sur le visage, pastilles Ricola miel-citron achetées par mes soins. 

« Tiens, j’ai pensé à toi. » 

Il apparaît décontenancé, visiblement touché. 

«  Fallait pas. » 

J’attaque. 

« Il a quel âge ton fils ? » 

« Sept, âge de raison. » 

Steve s’humecte les lèvres et fait claquer sa langue en signe d’agacement. 

« Je t’en foutrais de la raison, ça reste un gamin qui sniffe de la colle. » 

On rit. J’ai ouvert la brèche pour en apprendre plus mais là, pas le moment. Steve enfile ses mocassins vernis, dépose l’air de rien les billets qu’il me doit sur la commode de l’entrée. 

« À la prochaine » 

« Bon rétablissement à Martin » 

Steve marque un temps de pause, sourire gêné et s’en va.

Je m’écroule sur le king-size au sommier qui grince. 

C’est simple, tout ce que je fais, je le fais allongée. Pénétrer, être pénétrée, manger, boire (ça demande de l’entraînement), lire, regarder des conneries sur mon ordi. Le lit est mon lieu de vie principal. Steve s’y invite quand j’ai besoin d’argent, mord son empreinte au plus près du coton molletonné : sperme séché, odeur d’after-shave et de chewing-gum à la menthe, déodorant qui sent la baignoire récurée, la javel âcre qui masque à peine la pisse. 

Je m’applique juste à identifier les tâches sur le matelas. 

Sang menstruel, pisse de chats errants, pesto vert. La table de nuit en faux acajou accueille tout le bordel dont j’ai besoin : plaquettes de Xanax entamées, bouteille d’eau à moitié vide, capotes, bouquins aux pages jaunies. L’arrière du meuble s’est transformé en véritable cimetière de toutes ces merdes : emballages d’anxio vides, étiquettes de Cristalline, préservatifs usagés, pages arrachées aux livres dont les auteurs me paraissent trop des cons. Les moutons de poussière sont troupeaux. Je fais la voiture balais de mes ordures quand son amoncellement devient trop visible. J’ai quand même besoin que Steve bande dur quand il vient.  


Sabine Audelin sur Zone Critique :

https://zone-critique.com/creations/maria-et-les-peaux-mortes


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