Dans cet extrait de Matériau Maman, premier roman et “autobiographie féerique” de Paloma Hermina Hidalgo publié aux Éditions Corlevour, la narratrice, en proie à une psychose sensorielle et florale, nous livre un récit lucide et halluciné de cette transe douloureuse. Henri Michaux à la lisière.
Dans les jardins de Sainte-Anne, sur la neige, un rose chimique : l’aurore qui éclate. Pour d’autres. Mes matins, moi, je les passe stores baissés, dans une torpeur que n’inquiète plus le ciel.
Svet n’était qu’un leurre. Mais je l’aimais. Vivre, maintenant, sans cette figure qui m’équilibrait. Moi, je n’espérais, plutôt que la clinique ou le dogme, qu’une manière d’humanité. Psychiatrie et cruauté, peut-être, vont de pair. La science est, pour le psychiatre, une cause propre à anoblir son sadisme.
Je revois le déroulé de nos mois passés avec Svet, jusqu’à cet anniversaire, où l’irréalité a explosé. À mesure que sa présence en moi s’émousse, j’oublie nos baisers, quand, cet été, lovée dans son châle, je m’abandonnais. Ce châle : sa blondeur déployée sur ma gorge ? Et pourquoi me souvenir d’une aube claire ? La lumière brunissait, pourtant. L’orage crevait en pluie tiède. Paradoxes. Tout ce qui reste de ma mémoire discordante.
Du Solian au Loxapac, mes antipsychotiques augmentent. Mon poids avec : neuf kilos en deux mois. À quoi se mêle : somnolence, ralentissement cognitif, altération de la mémoire. Reste ce qui faisait mon quotidien avant Svet : ateliers de bijoux, pompons, pâte à sel. Quelques passages autorisés en bibliothèque pour y glaner des illustrés de botanique. Et le dessin – les infirmiers m’approvisionnent en papier et crayons.
Ce matin, j’esquisse des fleurs, prenant modèle sur les aquarelles de Pierre-Joseph Redouté. Moments d’hypnose : tracer un cercle au centre de la feuille, et, cernant le noyau d’étamines, des demi-lunes ; hachurer les plissures, outrer les ombres ; croquer, enfin, les courbes d’une femme, toute géométrie bafouée, ça et là, cuisses, ventre, gorge. Saturer la page. Chaque rose prend ses nuances carnées : corolles où, sous la pointe du crayon, la pulpe frémit de chairs rouges. Et ça sent. Ça sent la rose de Damas : une empreinte de Chypre, d’abord, sillage baumé dans la fraîcheur du rosier, puis un accord de nectarines, et le fond s’étire sur des pointes de vanille, fève tonka. Nahéma. Le parfum de Maman.
J’ouvre la fenêtre. L’odeur persiste. Dans le couloir, même, les effluves du rosier cent-feuilles, comme la fleuraison d’un sein. C’est de moi qu’ils suintent : de mes mains qui, enfant, assiégeaient Maman, de ma peau qui l’exigeait. Nahéma dépose une vapeur sur la fenêtre ; il laisse, à mes aisselles, des auréoles aux notes florales. Joie d’effeuiller Maman à la manière des hommes : un peu, beaucoup, passionnément. C’est toi, toi seule, Maman, que j’aime à la folie.
Et l’odeur s’évanouit. Je pars en bibliothèque, trouve porte close. Une silhouette se dessine à travers la vitre. Le bibliothécaire. Je toque. Il disparaît. Je frappe encore, poings et pieds. Alors, sur la vitre, une coulée rouge. Motifs de fleurs. Peintures éclatantes, comme lorsque, petite, je cueillais les groseilles au jardin. « Ça recommence. L’enfer recommence. » Ma camisole chimique n’y fait rien : je suis comme ça, comme ces fleurs. Giclée. Cervelle giclée.
À mon menton, une écume. Tout semble réel : ces roses, ces pétales qui s’échancrent. Ça grouille de vie, ça grouille d’une vie sucrée, pleine de la sensualité des plantes. Les rouges sont outrés, et ma capacité à distinguer, dans mon éblouissement, leurs demi-teintes. Gammes inconnues, au-delà du pourpre, du vermeil. Ces couleurs n’existent pas ; je le sais ; dans le même temps, je l’ignore, tant la netteté du détail leur offre les contours de la vie. Elles flambent. Et j’ai de leurs nuances une intelligence plus sûre que je n’en ai jamais eu d’aucune scène.
Dans une lézarde : une bouche, éperdument incarnée. Une illusion. L’évidence d’une perception. C’est peut-être cela, la folie, cette oscillation entre deux logiques que rien ne distingue plus – quand tout peut advenir.
« Tu délires, me dis-je, les fleurs, les bouches ne saignent pas sur les murs. » Donc : refuser la folie. Nier que j’hallucine. Du doigt, je caresse l’ourlet des lèvres. La bouche gonfle. Ça alors : celle de Maman. Comme cette fleur tropicale aux pétales si rouges, pulpeux qu’on les nomme labios de puta : lèvres de pute.
Un rire. Le rire de Maman. Ma terreur est comme l’extrémité de cette violence végétale. J’ai un geste d’une candeur affolée. Celui d’effacer les fleurs. Avec les mains. Avec mon pyjama arraché. Au mur, deux yeux. Les miens. Je ne sais plus où finit mon visage, où débutent ceux des roses.
Ils accourent. Une nuée de blouses blanches. Une horde, s’élançant sur moi, dans le crissement des sabots. Et des voix : « Le carnage ! » « Ses poings sont défon- cés. » Des voix abstraites du temps, basse, ténor, alto :
« Chambre d’isolement. » « Contention. »
Les mains m’empoignent. Je titube sous les néons, franchis des seuils, des passerelles éclaboussées de verre, le choc d’une porte battante, en avant toute, le long des murs en parpaing, Alba en tête du cortège.
Jusqu’à cette pièce nue. Un lit, un seau. C’est tout.
La chambre d’isolement.
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