Un refus de trop, et c’est le rêve qui s’effondre. La narratrice suffoque sous le poids des mots rejetés, des attentes frustrées, des manuscrits oubliés, tandis que son couple vacille. L’écriture, sa seule échappatoire, devient un piège, une obsession dévorante. Comment continuer quand il ne reste plus rien ? Un texte âpre et puissant sur les affres de la création par Estelle Normand.
Dimanche soir, innocent tintement, heureuse mise à mort, je déverrouille mon téléphone, le mail s’étale sur l’écran. Un énième refus.
Je tremble, me liquéfie sur le canapé, rien à quoi me raccrocher.
À côté de moi il l’a vu. Cette fois, c’est la dernière il dit. Il ne peut plus le supporter, me supporter, il en a marre de vivre avec une outsider. C’est fini il dit. Je dois renoncer, effacer le rêve de publier, ranger ma vie, m’endetter, devenir propriétaire, un enfant à faire, c’est sur notre to do list. Ce refus, c’est la goutte de trop, la goutte qui fait déborder le vase clos de notre quotidien, le salon prend l’eau. Il met ses mains sur mes joues, me force à le regarder. C’est fini il répète, ça va aller.
Mon manuscrit n’est pas dans la ligne, c’est écrit, mais les mots ripent et flanchent. C’est ça, j’écris des mots-néant, des manuscrits morts-nés, boiteux, ratés, tués dans l’œuf, des non-conformes, des difformes, rachitiques ou gonflés d’œdèmes, aux chairs tendues par le pus, des manuscrits qu’on ne veut tout simplement pas lire, ombres imprimées sur les trottoirs des pages blanches, ils me suivent à la trace. Un jour ils me rattraperont sans doute. Non, ils me rattraperont c’est sûr, et leurs orifices me dégueuleront à la figure. L’encre de leurs veines jaillira, forcera mes lèvres et envahira ma gorge. Je me noierai dans mes propres déjections. Honteuses déjections, plus réelles que mon propre reflet, si réelles qu’elles donnent à mes jours leur consistance, leur vérité. La nuit elles grattent à ma porte, s’infiltrent par les embrasures, les trous de serrure, s’épanouissent sur le papier, sur les écrans, les lambeaux d’écriture se contorsionnent, suintent, gargouillent, giclent sur le sol, sur les murs, sur lui, il ne voit pas les giclées obscures sur sa peau mais il sent leur odeur, leur odeur putride qui ne me quitte pas, imprègne mes doigts, m’étouffe. Odeur de décomposition, révélation.
Ça me bute, ça me bouffe, j’en crève mais, silence, continuer à faire semblant, faire comme si, souris, souris, il faut sourire, même si ça démange, même si ça tire, à décrocher la mâchoire, montrer les dents, se perdre sur l’émail des siennes pour ne pas penser à toute cette encre qui bout en moi, cette encre qui broie du noir, le noir de mes pupilles, le flou de mon regard, je ne suis pas là, je fuis mes morts, je fuis mes morts sots. Mais ils demeurent, ils m’entourent, on est comme une famille sur les photos en noir et blanc des albums oubliés. On pose et on a des gueules pas possibles, des gueules de déterrés, de morts vivants. Au fond ça me fait marrer, ça me rassure, sans eux je serai seule et je ne suis pas sûre de pouvoir, alors ils me rattraperont, leurs ongles sales racleront mon crâne, l’ouvriront en deux et il verra enfin ce qu’il y a à l’intérieur, pas dans mon ventre, non, dans ma boîte crânienne, les tripes c’est surfait, c’est le cerveau qu’il faut extirper, dépiauter, suçoter, mastiquer, recracher, bien imbiber les papilles de son jus marécageux, festin de cellules grises, nécrosées, qui grouillent et n’attendent que de se faire baiser par des images choc percutantes, pour me faire croire que je suis encore vivante. Orgie macabre sur l’autel de l’écriture.
On m’a dit qu’un écrivain n’a jamais autant de succès qu’après sa mort, les lecteurs en raffolent, les éditeurs sortent la planche à billets, la reconnaissance accordée qu’une fois le corps rongé par les vers six pieds sous terre, suicidé c’est encore mieux, à les écouter ils n’aiment que les mots ressuscités.
Un bon écrivain est un écrivain mort.
J’ouvre les yeux, rencontre les siens, d’accord.
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