Étrange tribu que celle des insomniaques. Dans ce texte aussi lucide qu’halluciné, Esteban Lloret Linares scrute ses nuits blanches comme on fouille les marges d’un rêve en décomposition. Entre malaise contemporain et tendresse nocturne, il cartographie la fatigue, les corps et le sommeil comme on traque une bête disparue. À lire à l’heure où tout le monde dort.
Dreaming is like getting drunk alone, the less you live the more you dream, the more fantastic and outrageous the dreams get. I bet that’s all that dead people do, dream endlessly and dreams are death in training.
Eileen Myles, Chelsea Girls, éd. Harper Collins, 1994.
Une bonne partie de ma vie est employée à déjouer l’insomnie. Parfois le sommeil prend très vite et m’arrache au réel, avant minuit, mais je me fais toujours rattraper, et j’émerge en pleine nuit. Couche-tard et lève-tôt. À 2 ou 3h, j’ai encore le réflexe de me rendormir. À 4h, creux de la vague, un rien m’active : si je regarde le moindre écran, c’est foutu. À 5h, ce n’est même plus la peine d’essayer, j’erre nauséeux dans les draps ou quitte l’habitacle. Quand par chance c’est à 6h, je commence la journée au quart de tour, et j’ai déjà vécu mille vies lorsque arrive midi.
Je me demande si au lieu de diviser l’humanité en hommes et en femmes, en riches et en pauvres, en leaders et en suiveur.ses, en rationnel.les et en émotif.ves, en dominant.e.s et dominé.e.s, on ne pourrait pas s’appliquer à distinguer les insomniaques de ceux et celles qui dorment comme des bienheureux.ses ?
Quid de celui qui ne dort jamais? Quid de celle qui, même quand elle dort, guette son propre réveil? Et quid de ceux qui tiennent la journée avec seulement trois heures d’yeux clos dans les pattes? Quid des veilleuses de nuit et des gardiens cernés qui sous le soleil de midi croisent des amants terminant de bruncher?
À l’inverse, combien coûte le sommeil? Ceux qui dorment le pourraient-ils sans la moindre substance ?
Mes insomnies sont traversées par la nostalgie du sommeil. Un sommeil long et profond me paraît l’apogée du bonheur.
Pourtant, les seules fois de ma vie où j’ai dormi longtemps, et compté les heures, pendant le jour, me séparant du coucher, je coulais. Le sommeil n’était pas un repos mais un gouffre, un précipice aux flancs poisseux dont il devenait chaque jour plus difficile de s’extirper.
Même quand j’ai bien dormi, j’ai l’impression de sortir d’un sarcophage.
D’ailleurs, j’ai toujours été fatigué. À 12 ans mes parents me mettaient à 20h au lit mais je lisais sous la couette jusqu’à minuit passé. Ils me guettaient. Ça gueulait. L’histoire de la lumière rebelle qui filtre sous le seuil de la porte, je la connais par cœur. Je lisais tout Harry Potter en 10 jours, Eragon, A la croisée des mondes. Ça n’avait pas d’importance. J’étais fatigué. Tout Death Note en une semaine. Tout Naruto en un mois. Un peu de Club des Cinq en guise de digestif. N’importe quel bouquin, BD, magazine faisait l’affaire. Plutôt être fatigué que dormir. Mon père râlait : il aurait préféré que je lise Alexandre Dumas ou Jules Verne. Sans succès. Dormir, c’était lutter, c’était cette étrange gêne à l’arête gauche de mon nez, ce pressentiment humain que l’on aimerait ignorer. Dormir, c’était perdre.
Il faut le dire, tout simplement: le sommeil, c’est la mort, dormir c’est mourir, et j’ai tendance à soupçonner les gens qui dorment sur leurs deux oreilles.
Comment peut-on s’abandonner à une telle immobilité?
Chez moi, la mer ne dort jamais. Un calendrier lunaire déréglé. Peut-être me reste-t-il un peu d’ADN d’obscurs ancêtres ayant bravé les tempêtes. Les colons dormaient-ils? Les Blancs étaient-ils pris de telles insomnies qu’ils se sont convaincus de grignoter la Terre à coups de rames et de plantations, à force de meurtres et de domination?
À l’époque, la qualité du sommeil devait être supérieure. On se levait en pleine nuit pour écrire une poésie quand on était savant.e, ou dès la première once de lumière, quand on était moine ou paysan.ne. Pas d’écrans pour engourdir nos nerfs, pas de réchauffement délétère questionnant le confort high-tech de nos foyers, pas de fourmillement illusoire de possibilités finissant par nous anesthésier, non, rien de tout cela, simplement une vie, un trait, un corps, délicatement entreposé en chantier, le temps des heures de dodo dédicacées à Dieu.
Le pire, c’est que mes insomnies ne sont pas productives. Je ne fais pas de yoga, je ne suis pas le cours du bitcoin, je suis dans cet état où la fatigue alourdit trop mes paupières pour me mettre à lire, mais où l’instinct étrangle trop ma gorge pour retomber dans le trou noir. Et même la peau partagée de qui se trouve dans mon lit ne m’est d’aucun apaisement : bref, je suis coincé.
De ces moments il ne reste que des pensées, lucides et désarticulées, quelques lignes de mauvais films, et surtout, en journée, les palpitations d’un cœur inquiet, la gorge âcre de café, cette suspension de la respiration, et l’espoir, immense espoir, qu’une telle journée constitue un somnifère assez puissant pour tomber de sommeil le soir suivant.
Comme le Marcel de Proust, j’ai observé, émerveillé, le sommeil de mes Albertines. J’ai toujours été le premier réveillé, qui, comme un enfant buissonnier, attend l’heure décente du petit déjeuner, se love encore et encore dans la peau fumante de l’autre qui repose sous la couette. Si les bras m’entourant constituaient un soulagement propice à l’endormissement, ils n’étaient jamais un remède au sursaut de la pensée nocturne ; pendant un temps, j’épiais donc l’autre, l’innocence de la bouche entrouverte, les yeux clos mais ouvert sur un rêve invisible, les gémissements ou grognements dont iel ne se souviendrait pas, l’ombre d’un cauchemar mordant parfois ses lèvres.
J’ai découvert en discutant que l’absence d’insomnie n’est pas garante d’un sommeil sans nuages, qu’on peut dormir facilement et non paisiblement, que des rêves, belliqueux, monstrueux, incestueux, peuvent s’inviter toutes les nuits, que l’on peut vivre des terreurs dont je n’ai pas idée, que l’on peut jouir, aussi, dans son sommeil, bref, que la vie n’est pas forcément tranquille sur la rive opposée.
Et puis, je me remets à lire, avant de dormir. Je caresse les pages, elles me propulsent jusque dans le cosmos, elles m’endorment en m’éveillant sur le monde. J’aime particulièrement la science-fiction ou le roman, la nuit, les essais ayant tendance à repousser Morphée.
Je recommence à dormir. Dans le glissement de la fiction vers ma vie, je m’oublie, je pense encore, certes, mais je dors, la vie a une autre saveur le matin, au premier œil ouvert, j’entends le chant des oiseaux avant le déverrouillage de mon téléphone, je bois la rosée plutôt que le café, je ne quitte pas le livre, même si je ne le lis plus, il est tout le temps pose à côté de moi, au bureau, au travail, et dans le tram j’effleure quelques pages, et j’attends le moment délicieux où je pourrai le rouvrir le soir, un peu plus longtemps, terré dans le lit comme un animal dans son terrier, les rideaux fermés, juste un carnet à côté, et, bercé par une respiration, lire, lire, jusqu’à l’assoupissement.
Quand le sommeil vient vite, quand après deux pages parcourues, je sombre déjà, je sais qu’un cycle se complète, que le serpent vient de se mordiller la queue. Je le sais car demain, alors, je serai plus actif car moins fatigué, aussi j’oublierai peut-être le livre chez moi. J’y penserai, frustré, plus tard, si je croise des livres en chemin je regarderai avec envie, mais je n’aurai pas le temps de leur faire la conversation. Le soir, j’aurai encore moins de temps pour lire. Aussi, je lirai de moins en moins.
Jusqu’à la prochaine insomnie.
Et tout recommencera ainsi.
- Crédit photo : ©Nicolas Van Achter.
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