Nicolas Krastev-Mckinnon

« Crucifié sur une caravelle »

Quand un professeur érudit demande à ses élèves d’inscrire des citations au tableau, il ne s’attend pas à voir son savoir mis à l’épreuve. Une punchline mystérieuse, un poème inattendu, et soudain, la frontière entre littérature classique et culture urbaine s’efface. La classe retient son souffle… jusqu’à la révélation. Un texte mordant de l’écrivain Nicolas Krastev-Mckinnon. 

En première année de classe préparatoire, notre professeur de littérature – un bonhomme éminent, à la démarche lourde et académique – nous invitait à inscrire sur le tableau noir, au début de chaque jour et en attendant son arrivée toujours solennelle, des citations littéraires qu’il commenterait.

Grisés par cette liberté d’afficher, nous répandions nos fragments : « Eh bien, Titus, que viens-tu faire ? », « Car j’aimais tant l’aube, que déjà ma mère me l’accordait en récompense… », « Exister, c’est se boire sans soif. »  Alors, il dépliait les phrases, éclairait leurs mystères, et nous impressionnait de son regard érudit. Classe mystifiée, prestige assuré. 

Un matin de novembre, une de mes camarades a écrit ces trois lignes au tableau : 

« Crucifié sur une caravelle
sous l’œil éternel 
d’une étoile filante. » 
Haïku sénégalais, auteur inconnu.

Découvrant ce poème, notre commentateur en chef s’empressa d’y relever « l’harmonie des sonorités », « l’efficacité de l’oxymore central », ainsi que « la pertinence de l’image christique », ici finement liée à l’univers des grandes découvertes. Comme d’habitude, le charme opéra. Mais, tout au long de cette brillante explication, je remarquai l’air sournoisement ravi de ma camarade. La maligne jubilait.

Une heure plus tard, alors que le cours touchait à sa fin, notre pédagogue s’est lancé dans une digression dont seuls les professeurs ont le secret. D’une minute à l’autre, il s’était mis à fustiger Claude-François, ses textes ridicules, riant des papillons de sa jeunesse et de ses magnolias par centaines.  Pris dans son martèlement, il en vint – par suite logique – à discréditer toute la chanson française, avant de déverser son souffre sur « toutes les formes d’expression urbaine » – entendre, le rap –  en les qualifiant subrepticement de littératures mineures et imparfaites. Un murmure de colère traversa l’assemblée.  On s’indignait un peu. Ma camarade, elle, ne manqua pas sa chance, et leva la main avec fureur :« J’entends ce que vous dites, Monsieur. Mais sachez une chose : le haïku que vous avez commenté tout à l’heure n’en est pas un. C’est une punchline de Booba ! »

Et la classe d’exulter dans un cri : l’auteur sénégalais n’était autre que le Duc de Boulogne. Complètement éteint, l’homme de lettres bredouilla quelques explications, revenant pas à pas sur sa grande vindicte. Mais l’affaire était entendue : le texte avait eu raison du contexte, la poésie de son Parnasse, et la piraterie de tout corsaire. Booba avait gagné.


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