Nationale 20

Nationale 20

Paris et sa banlieue, deux mondes opposés. Sur la Nationale 20, en fin de soirée, les autoroutes se croisent et se superposent comme des rubans. Des images reviennent pendant que la voiture roule. Les premiers joints, les cassettes écoutées sur l’autoradio, et puis ce manuscrit qui n’avance pas. Alors, à quand la prochaine déviation ?  Un texte sensible signé Iris Kooyman. 

Je m’échappe du périphérique par la porte d’Italie, et avant cela, les dernières tours de Jean Nouvel me font la nique en même temps qu’elles m’adressent un clin d’œil. Presque une fois par semaine, je maudis Jean Nouvel.

Les destinations sont encore lointaines, sauf Rungis. Les autoroutes rubans se croisent et se superposent, et j’oublie toujours si la file sur laquelle je me trouve s’abolira en bretelle d’insertion.

Je suis lasse de la conduite. Je suis lasse des voitures d’occasion dont on ne sait jamais quand elles vont nous claquer entre les doigts. Je hais les voitures et les autoroutes.

Un temps, j’écoutais des K7 sur mon autoradio. C’était snob. J’adorais celle du premier album de Lio. Elle et les autres provenaient d’une maison squattée qui avait successivement été : une ferme, un garage, une usine de fabrication de vinyles et de production de K7 et le home sweet home d’un couple PCF dont toutes les possessions étaient restées là. L’héritage avait dû mal tourner. Je n’ai conservé de leur vie qu’un seul polaroïd : celui de la maison sous la neige. Je ne saurais jamais qui elles étaient vraiment, mais elles lisaient les Éditions Sociales.

J’ai rendez-vous à Étampes pour voir mes parents et échanger une voiture qui tousse contre une autre, qui roule à peu près bien, nécessaire pour me rendre dans le village où je suis en résidence d’écriture à l’école. Ce village, bien que dépendant de la communauté de communes du grand Reims n’est desservi par aucun système de transports en commun. Il existe bien un covoiturage sponsorisé par le Conseil Général, mais il s’arrête à Tinqueux, à la lisière de la métropole. Le car arrivera dans le village en septembre 2024, je serai déjà partie.

Je ne connais d’Étampes que la gare, la place Saint-Gilles où nous nous retrouvons à chaque fois, dans un restaurant différent, et le chemin de la gare à la place, sur lequel on croise une statue de Geoffroy Saint-Hilaire. Étampes aujourd’hui, Château-Thierry vendredi dernier. En ce moment, je vais au bout des lignes de Transilien, à défaut de celui de mon manuscrit. Je pense à Dreux : j’y suis déjà passée de nombreuses fois, mais ne me suis jamais arrêtée ailleurs qu’aux arrêts mystérieux imposés par le site de covoiturage.

Je prends la Nationale 20 depuis des années. Je ne sais plus depuis combien. Elle a été là quand il n’y avait pas de train, ou quand les horaires ne coïncidaient pas. Pourtant, la fois où mon père m’a récupérée un samedi soir à Paris, alors que j’étais sensée être chez une amie, c’est en train qu’il est venu. Le train était fiable, la Nationale 20 ne l’est pas. 

Le long de la N20 se tiennent les centres commerciaux et les arrêts de bus, deux lieux qui depuis toujours constituent mon quotidien. Grandir en milieu rurbain, c’est se retrouver immanquablement attirée par les galeries commerçantes et les lieux d’attente, en particulier ceux situés au milieu de nulle part. Traverser le centre-ville d’Évreux et avoir envie de tout plaquer, drift et frein à main serré, pour aller déjeuner à la Casino Cafétéria du centre-commercial. Attendre le car à un arrêt où il ne passe que deux fois par jour, et encore, je ne crois pas que quelqu’un ait jamais croisé celui qui était censé partir à 12:18. Chaque jour, le 7:13. L’horaire est encore là. Je ne sais pas si l’arrêt l’est encore. Peut-être a-t-il été refait. Je ne crois pas avoir envie de le revoir. J’ai profondément haï cet arrêt de bus, tout comme j’ai haï ce village, dont je n’ai pas su trouver les clés. 

Je méprisais mes camarades autant qu’ils me méprisaient. Les règles du jeu social m’étaient encore inconnues. Un souvenir : avoir demandé à mon cousin pourquoi ça ne fonctionnait pas, pourquoi on m’en voulait, pourquoi je n’arrivais pas à fonctionner normalement avec les autres. Lui y arrivait, il était populaire, drôle, recherché, beau gosse, et il m’a répondu quelque chose dont je ne me souviens que vaguement, mais qui disait tu devrais bien le savoir. A l’époque, je ne le savais pas. Je pense savoir maintenant, et j’ai mis toute mon énergie à modifier des fonctionnements, parfois en vain, et mes névroses  ont rencontré l’idéal de la révolution alors c’est encore plus compliqué, mais au moins j’ai presque l’impression de maîtriser les règles du jeu. 

Dans les villages, les arrêts de bus attirent toujours les jeunes pour y fumer des joints. C’est le lieu de rendez-vous. Peut-être parce que le bus peut vous emmener un peu plus loin, comme le mauvais shit de la campagne. Une fois les gens plus âgés, ils font pousser.

A la radio, un historien dit « j’ai toujours été les deux pieds dans la glaise ». J’aimerais avoir cette confiance.

J’ai grandi dans un village où la terre était désespérément argileuse. Je n’ai jamais eu les deux pieds dedans. Le dimanche, la visite à la ferme familiale, à quelques dizaines de kilomètres. Passer de la vallée au début de la Sologne. La Sologne est remplie de grillages, de marécages et de Parisiens amateurs de chasse. Sur les bords de la route, on croise parfois encore les cabanes de chaufourniers, où les plus bas de l’échelle sociale fabriquait du charbon de bois. 

Le café de l’ancien village de ma grand-mère, celui où elle a presque fini sa vie, avant un trajet cyclique soins palliatifs hôpital EHPAD hôpital soins palliatifs – une image qui surgit : la photographie des manchots sur le mur – dans ce village de Sologne, l’unique café se nommait les ventres jaunes. Les autochtones solognots étaient nommés ainsi – à cause du paludisme. La malaria à deux heures de Paris. Nous sommes au 19ème siècle.

A quoi ressemblait la N20 à cette époque ? Existait-elle en tant que Nationale ? Et quid du réseau en toile d’araignée tissé autour de Paris ? Georges Pompidou a voulu le tout autoroute. Les années 60, c’est toujours la N7, je l’ai prise aussi, entre Roanne et Nevers souvent, et tous les 33 tonnes à doubler lors des rares créneaux de dépassement m’effrayaient terriblement.

J’ai déjà conduit sur la N7 en surveillant constamment mon rétroviseur pour voir si une épaisse fumée blanche ne sortait pas du pot d’échappement catalytique. La voiture était en train de faire un joint de culasse. Lors d’un joint de culasse, « grandement redouté des automobilistes » me dit le site mécanique que je consulte afin d’être absolument certaine de ce que je risquais alors, l’étanchéité du moteur n’est plus assurée, entraînant une fuite du liquide de refroidissement dont le vase d’expansion accueille alors de l’huile qui chauffera « comme dans une friteuse », occasionnant la mort du moteur (je passe quelques étapes que je ne maîtrise pas). Je suis arrivée à destination, non sans plusieurs arrêts, en abreuvant le moteur avec une bouteille de Cristalline, et manquant de faucher un rétroviseur pendant la traversée de Lamotte-Beuvron.

Ma relation aux moteurs est profondément animiste. Je n’aime pas qu’une des origines de celle-ci réside dans ma féminité. Ma sœur sait faire fonctionner des moteurs de sous-marin. Je galère à mettre en marche une tronçonneuse – mais j’en suis capable. Les moteurs subliment mon anxiété. Chaque nouveau bruit est évidemment une panne quasi indétectable, que l’attention continue que je porte au moindre sursaut me permet d’identifier. Je suis une hypocondriaque du cylindre. Le principe même de l’anxiété : l’anxieux ou l’anxieuse, une fois la catastrophe advenue est ravi-e – je vous l’avais bien dit ! 

La N20 change et ne change pas : sur chacun de ses côtés se superposent désormais les nouvelles constructions, Nexity, Bouygues Immobilier, Crédit Agricole, qui diffèrent seulement par la taille des volets, l’existence des balcons (mais ils donnent alors sur la nationale), et maintenant, les balustrades en métal ouvragé tendance Gifi. Une affiche me propose de devenir propriétaire de mon trois pièces à Montlhéry. 

De nombreuses bretelles permettent de s’échapper de la N20. Il est plus facile d’en sortir que d’y rentrer, c’est comme la sociabilité ou le milieu littéraire. Certaines boutiques – palettes, piscine, pneus – possèdent leur accès particulier – mais il faut souvent attendre bien longtemps sur le bas côté – les bretelles d’insertion sont trop courtes – pour réussir à se relancer sur la grand-route. Aujourd’hui, je ne suis pas courtoise, je ne laisse passer aucune berline, aucune camionnette. Je veux arriver vite à Étampes, je veux être sûre que la voiture roule même si c’est sur trois pattes qu’elle avance (je ne comprendrais pas mon père quand il me dira ça, et vérifierais par deux fois qu’aucune de mes roues ne repose sur le trottoir. Je crois me souvenir qu’il ne faut jamais laisser garée une voiture avec une roue qui frotte sur le trottoir – sinon le pneu se dégonfle, et attrape une hernie).

Je me demande de quel côté de la route il est plus intéressant d’être, commercialement parlant. 

La N20 est pleine de panneaux. C’est le nouvel empire du signe, mais des panneaux toujours un peu cheap. Pas des beaux 3*4 JCDecaux, rien qui puisse aller-venir : une multiplicité de typographies, de flèches, de signes, et toujours des indications : tourner à gauche après le premier feu, suivre direction Breuillet. Jamais revenir sur vos pas. La N20 va toujours de l’avant, dans un sens puis dans l’autre.

Plus on s’éloigne de Paris plus les boutiques sont centrée sur l’automobile. On peut acheter des camping-cars, des pneus, des pièces détachées, et faire vérifier son parallélisme. Ces boutiques seront pillées par les Mad Max d’un nouveau genre quand le monde s’effondrera et que la N20 restera. Il faudra vraiment que j’apprenne à faire ma vidange avant.


Publié

dans

par

Étiquettes :

Commentaires

Laisser un commentaire