Louise Guillemot

Menton-Garavan

La littérature est un œil collectif. Écrire, c’est donner à voir ce que les autres ignorent ou préfèrent ignorer. C’est dans cette perspective que s’inscrit la série de textes de l’écrivaine Louise Guillemot. Elle raconte l’odyssée vécue par ceux qui se risquent à traverser mers, continents et frontières… Des destins invisibles, fracassés, qui échouent sur les terres d’une Europe étriquée jusqu’à la gare de Menton-Garavan, la première après la frontière franco-italienne.

Ça se passe au bout de la France, entre la montagne et la mer. À l’est, c’est l’Italie. À l’ouest, la bande de côte file vers Nice, Antibes, Cannes, bleu mer, rouge roche, vert palmier. Le soleil d’automne vous appuie dessus comme les vendangeurs des temps anciens foulaient le raisin. Vous ruisselez d’une sueur qui ne donne aucune ivresse. 

Vous vous arrêtez à la dernière gare de France. Le train continue après vous, terminus Vintimille, juste après la frontière. 

Un jeune homme est assis à même le quai, en tailleur. Comme sur un instrument de musique, ses mains jouent sur un sac à dos noir et plat, quasi vide. Ça se voit tout de suite qu’il n’attend aucun train. 

— Elle a dit 2007 ? Ah ben évidemment. 

Vous ne les aviez pas encore remarqués. Soudain, vous ne voyez qu’eux : les policiers sur le quai, sur le parking devant la gare, autour des camionnettes. Chaque jour et chaque nuit, pour chaque train qui descend d’Italie. Scotchés sur le même parking, à guetter, fouiller, contrôler, vider, enregistrer. À reconduire. 

Soudain, il n’y a plus de bleu, de rouge et de vert, juste le quadrillage noir et blanc d’une partie d’échecs : les policiers, muraille infranchissable de pions blancs qui inlassablement capturent et renvoient dans les carrés lointains ; le jeune homme, comme une pièce qui a franchi la muraille d’en face et soudain se retrouve solitaire à la merci du premier fou qui passe. 

Rien d’étonnant s’il ne bouge pas : il est cerné. Aux échecs aussi, on comprend trop tard que le cavalier est dans la diagonale du fou, dans son viseur, qu’il n’a pas d’échappatoire. Tout ce que cet homme peut faire, c’est s’asseoir en tailleur et jouer avec ses mains un air de tambour que personne n’écoute.

— 2007 ? ricane un jeune policier en réponse. Si c’est ça sa date de naissance, moi aussi je suis mineur. Elle nous prend pour des cons.

Qui ça, elle ? Il n’y a que des hommes ici.

Un policier s’éloigne vers les camionnettes. En s’écartant, il dévoile une silhouette : une jeune fille qui se tait. Ses mains sont posées sur les poignées d’une poussette. L’enfant reste invisible, d’ailleurs vous ne voudriez pas le voir, vous savez que ce serait indiscret. 

La jeune fille doit pourtant bien dire quelque chose, puisque l’un des policiers crie à celui qui s’éloigne : 

— Hé, note-le, c’est Guinée, pas Mali !

L’autre agent hausse les épaules. Qu’est-ce que ça peut bien faire, d’où viennent ces gens, puisqu’ils en sont partis.

 On voit d’en haut scintiller la mer Méditerranée, elle avalera toujours plus de soleil que de cadavres.

— 2004, tranche le premier. Et le bébé ? Un an ? Un an. C’est sa femme ? Sa copine ?

Il montre le jeune homme.

— C’est bientôt sa femme, il a dit, explique le nouveau. 2004 lui aussi. Ils vont se marier.

— Donc c’est pas sa femme. 

Sur le visage de celui qui vient de parler, un homme plus âgé, vous devinez soudain une étonnante contrariété. 

— Pourquoi vous faites ça ? Non, c’est vrai, pourquoi vous faites ça ? Vous savez qu’on a pris vos empreintes à Lampedusa, tous. Pourquoi vous nous obligez à remplir toujours les mêmes papiers ? Qu’est-ce que vous en faites, des papiers qu’on vous donne ? On vous donne, vous jetez, on vous donne, vous jetez. On a vos empreintes, on vous dit. Pourquoi vous nous obligez à chercher tout le temps dans l’ordinateur ?

Ça a l’air très grave, dit comme ça, de devoir chercher dans l’ordinateur. La jeune fille a l’air triste, oui, c’est très grave d’avoir dix-neuf ans. Passé dix-huit, vous êtes au-dehors du cercle de la pitié. 

Vous traversez le parking et vous manquez de vous tordre la cheville car l’asphalte est gonflée, comme sur le point d’éclore, à cause des racines immenses des oliviers alentours.

La jeune fille passe devant vous avec sa poussette, entre les policiers, à la suite du jeune homme. Au moment de monter dans la camionnette, elle s’arrête et elle remonte sa jupe en pinçant le tissu pour dégager son pied. Son élégance est impressionnante, presque aristocratique. Vous vous souvenez qu’aux échecs, si un pion parvient au terme de son voyage, il se change en reine. Vous vous reprenez, vous vous dites : arrête, ce n’est pas un jeu. 

Rien à faire : elle vous paraît à la fois reine et jeune fille. Ses yeux effleurent quelque chose derrière vous, juste là, ils se figent un instant. Puis elle monte tout droit, la porte se referme, ils partent. 

Qu’a-t-elle regardé avant de disparaître ? Votre regard fait le même chemin, s’immobilise sur les lettres d’une céramique ancienne au portail d’un jardin ruisselant de palmiers. Vous lisez :

Villa Afrique

L’inspiration de Louise Guillemot :

https://zone-critique.com/cultes/elsa-triolet-les-rendez-vous-des-etrangers/


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