Le silence et les mots

La littérature entretient avec le réel un rapport ambigu. Par temps de crise, sentant sous nos pieds le sol qui tremble, devant la lacération, la fragmentation, deux choix s’offrent à nous : continuer la petite entreprise littéraire, ou  interroger, inquiéter le réel, le pulvériser. Cette semaine, nous avons invité autrices et auteurs à faire ce second choix.

Après l’annonce de la dissolution du 9 juin, le choc. L’incapacité de dormir, de se lever, toujours avec cette même question que se posent des millions de Français : « Que se passera-t-il dans les urnes dimanche prochain ? ». Texte aussi réaliste que glaçant signé Louise Bertin.

Il y a la radio en boucle. Le matin au réveil, sous la douche, en enfilant mes vêtements, en préparant le thé, en faisant mon sac, dans le métro. Puis le soir, en rentrant du travail, en cuisinant, en mangeant, en me couchant. La nuit après l’annonce de la dissolution, il y a l’incapacité de dormir, chassée uniquement grâce à l’Alprazolam et au direct de France Info, tout bas dans les écouteurs, le téléphone toujours dans la main, sous l’oreiller. Les sons, les bruits, les mots de cette campagne inattendue créent un nouveau fond sonore quotidien, une nouvelle petite musique sans fin, avec ce paradoxe étrange : je sature mais ne peux m’empêcher d’y revenir. Par besoin de comprendre et par peur du silence, je remplis mes oreilles et ma tête de ce flux ininterrompu. 

Les jours passent et les mêmes mots reviennent, mon cerveau commence à les identifier, à les repérer, ce seront les cadres de ces prochaines semaines, dont bientôt la pensée sera prisonnière. Ils sont les espaces où se déploient les programmes, à force de répétition ils se transforment en drapeaux qu’on brandit, puis se fondent dans le paysage, l’air de rien. Ils servent une mécanique bien huilée, aujourd’hui si fluide que les rouages en sont devenus inaudibles. Il y a le mot extrêmes écrit et dit au pluriel, comme si de rien n’était, comme si on n’allait pas le voir ni l’entendre ce petit s, comme s’il avait toujours été là. Les mots dessinent la stratégie, comme des points qu’on relie et dont la forme naît sous nos yeux. Celui-là est bien pratique, il est même d’une efficacité redoutable, il permet aux avocats auto-proclamés de la raison de s’ériger en rempart unique. La marque de la malhonnêteté intellectuelle est ici celle du pluriel : une lettre de rien du tout, à la fois petite, sournoise et coupable pour quiconque a déjà ouvert un livre d’histoire. En renvoyant dos à dos des extrêmes, impossible de regarder la réalité en face. C’est un écran de fumée, un tour de passe-passe, une manipulation coupable.  

C’est un jeu dangereux que celui de déformer les mots, de les tordre pour servir ses intérêts. Nos corps n’y sont pas insensibles et n’en ressortiront pas indemnes. C’est un mouvement de vases communicants : pendant qu’on vide les mots de leur substance, qu’on en neutralise le sens, les corps menacés se remplissent d’angoisse. Je pense aux corps des femmes, des personnes queer, des personnes racisés, je pense aux corps pauvres, précaires, malades, fragiles, à ceux qui fuient ou qui prient d’autres dieux. Pendant que certains jouent avec le feu, ces corps-là se consument, apeurés. Ne pas peser ses mots, ne pas en interroger la réalité et l’histoire (je crois qu’on appelle ça nier et mentir), c’est accepter de faire prendre un risque vital à tous ces corps, c’est les jeter dans la gueule du loup. 

En plus des mots consciemment tordus et déformés, il y a ceux, non moins coupables, de l’inconséquence. Sous la douche, le bruit de l’eau couvre celui de la radio, mais les mots me parviennent, implacables. Certain.es disent qu’après tout on a jamais essayé, qu’il faut faire l’expérience, voir ce que ça donne pour pouvoir juger. Un autre parle d’une grenade dégoupillée entre les jambes, l’air de dire vous allez voir ce que vous allez voir. Je coupe le robinet pour être sûre de bien entendre jusqu’au bout. Entre l’estomac et la poitrine, une boule informe, faite de colère et de tristesse, grandit. Je me dis que ce n’est pas possible, qu’on peut pas dire ça, que la situation est trop grave pour ces petites phrases assassines. Je ne veux pas croire à ces mots-là, à leur existence. Je ne veux pas croire qu’on les prononce sans peur ni honte. Ceux qui jouent avec les mots devront-ils un jour répondre de leurs paroles ?

Une nuit, je me réveille en sursaut. La peur du fascisme a infiltré mes nuits. La radio tourne encore, ma main cherche le téléphone perdu dans les draps et met pause, enfin. Je rêve de réapprivoiser le silence, mais aujourd’hui il me terrifie. Il laisse entrevoir le bruit des bottes,  du danger qui se rapproche, de l’histoire qui se répète. Bientôt il sera trop tard, pour celles et ceux qui prétendent ne pas l’entendre, qui se bouchent les oreilles, pour venir s’excuser. Je me rendors en comptant le nombre de jours avant le scrutin. Le temps presse pour convaincre les indécis, les aveuglés, les lâches aussi, d’entendre les mots et d’ouvrir les yeux. En me réveillant, j’essaye de me concentrer sur une chose : ne pas laisser la peur me paralyser, ne pas la laisser faire grandir ce nœud dans la gorge qui coupe le souffle et empêche les sons de se former. Tous les jours s’il le faut, mobiliser sa colère et essayer de lutter pour ne pas en perdre ses mots.


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