Louis ZaHagoun

Barbare-boy

Dans une salle jaune, saturée de basses et de sueur, chaque mouvement devient un cri. Ici, le hip-hop n’est pas un hobby, c’est un terrain de bataille, un appel aux ancêtres, à tous ceux qui sont morts. Ce beau texte de Louis ZaHagoun est une ode à la liberté, un appel à danser pour exister.  

Le coach dit : Je me suis cassé le genou trois fois et je peux le faire, alors vous allez y arriver

il dit : le hook vous l’avez, non ? On l’a assez travaillé

le hook tu l’as, oui, un hook c’est un crochet, c’est littéralement un crochet, c’est ton pied ou ta jambe qui vient crocheter une partie de ton corps

sur le rythme

sur la musique hip-hop, sur la musique

il dit : maintenant regardez, je veux que vous descendiez au sol en freeze, vous faites ce que vous voulez, mais je veux que ce soit stylé c’est tout !

Comment ça stylé ? demande la fille toujours devant, toujours l’humour à chaque mot sorti de sa bouche, toujours une flamme qui brûle

le coach dit : la danse le hip-hop tout ça ok, c’est pas que de la technique, on peut apprendre des figures, si vous voulez, vous allez me dire woaw trop stylé, mais pour tout ça, en réalité, il suffit de s’entraîner et vous finirez par y arriver, la danse c’est pas que ça, c’est aussi l’énergie que vous mettez la foi que vous avez en vous, en ce que vous faites

ouais mais c’est dur d’avoir la foi et la confiance alors qu’on est trop nul : elle dit

si tu attends qu’on vienne te chercher tu vas attendre longtemps, c’est à toi d’y croire et de t’imposer, prends ta place : il dit

le hip-hop c’est prendre sa place, voilà

d’ailleurs quand tu es arrivé que tu t’es inscrit et que la fille de l’accueil a dit : tu peux faire un cours d’essai et revenir t’inscrire si ça t’a plu, t’a dit c’est quand le cours d’essai ? Ce soir elle a dit, et le soir même tu étais en jogging Adidas velours bleu et vert à ton cours d’essai de hip-hop

prends ta place

t’es revenu le lendemain direct t’inscrire y avait pas à hésiter, la fille de l’accueil a souri en te voyant : ça t’a plu alors ? T’as dit :

OUI

voilà tu t’inscris, tu prends ta place

les salles qui sentent la transpiration l’effort les lattes du parquet avec de la lumière néon qui tape qui rend  la pièce jaune tout jaune toute la pièce est jaune les corps sont jaunes, les corps on dirait des soleils, le hip-hop c’est une danse de soleil, ça prend toute la place

prends ta place

c’est pas juste une histoire de danse, ce n’est pas aussi simple, même si ça pourrait, oui ça pourrait être juste une histoire de danse et de toi qui aime pouvoir lâcher ton corps comme ça, ton énergie quelque part sur des lattes jaunes de parquet ça pourrait et ça serait très bien, mais non

non, là c’est différent. C’est au moment où tu as passé la porte du studio, où tu as traversé la porte qui relie le monde de la vie lambda au monde jaune soleil du hip hop, que tu as senti qu’un gouffre est apparu en toi et sous toi, pas un gouffre qui te donne ce sentiment de vertige, non, c’était un vide sous tes pieds immense comme les chutes du Niagara ou un genre de truc comme ça, un lieu magnifique qui te donne des ailes l’impression de voler, un gouffre sous tes pieds qui te rend libre plus libre que jamais, juste au moment où t’as passé la porte

tout le monde a l’air de se connaître alors que personne se connaît, c’est une famille c’est la famille, la famille soleil jaune hip-hop maintenant on est une famille, peut-être que c’est ça le pitch de Fast et Furious le vrai pitch, et qu’en fait on comprenait rien, c’est une famille façon de parler genre c’est un crew de hip-hop et en fait ils font des battles, genre les courses c’est une métaphore tu vois Fast et Furious une métaphore du hip-hop tu vas devenir Vin Diesel et Michelle Rodriguez

prends ta place

tu t’échauffes : tourne la tête tourne dans l’autre sens les poignets les jambes on descend allez tout doucement, ouais voilà, c’est bien, je veux pas entendre craquer les genoux je me suis cassé le genou trois fois et je peux le faire alors vous allez y arriver, il dit le coach

le hip-hop c’est la foi c’est prendre sa place c’est exister parce que tu décides de prendre toute la place de laisser aucune miette pour les autres, c’est laisser personne te faire tomber, te mettre plus bas que terre si t’es par terre fais un shoulder freeze un freeze épaule et relève-toi et danse et contre-attaque, le hip-hop c’est offensif c’est montrer que t’as les crocs va falloir se battre mais sans les coups sans blesser personne rester le plus fort le plus hargneux le plus solaire glisse et slide et contre-attaque fais un hook oublie pas le haut du corps place ton regard nette ton regard bouffe le monde et smile aussi ouais tu es solaire là tu brilles y a pas de timidité qui tienne de gêne de je sais pas quoi

PRENDS TA PLACE  

il dit le coach : on m’a traité de singe une fois au supermarché, je l’ai regardé j’ai juste fait mmh il m’a dit va te laver, alors que j’avais pris une douche, et il rit il rit après une phrase pareille il rit

allez, regardez-moi ça paraît compliqué mais c’est facile et c’est stylé

moi, tout le temps on me dit sale négresse : dit celle qui rit tout le temps

prends ta place

tu penses à papa à ton père, tu te dis que dans un univers parallèle, il est peut-être champion de break-danse au lieu d’être presque mort à trop vouloir nettoyer la merde des petits riches à trop vouloir brosser dans le sens du poil les petits patrons blancs, peut-être que dans un univers parallèle ton père il a fini au sol sur un baby freeze, plutôt qu’à plus pouvoir articuler ou lever le bras gauche que dans ce monde-là il   

prend sa place

la musique se lance le coach monte le son ça balance pas mal y a des grosses basses dans tes oreilles ça te fait du bien

en France, ils font passer une loi immigration t’en parle pas trop, tu fuis, t’es dans un déni qui permet de rester droit de pas s’effondrer tu penses à ta grand-mère, tu commences à concevoir le fait qu’elle retourne en Kabylie, un jour

les basses ça fait dresser tes poils, y a pas grand-chose dans la vie qui fait dresser tes poils, y a eu la première fois que tu as dit je t’aime à la première fille que tu as vraiment aimée et qui s’est mise à pleurer et y a eu quand t’as rejoint maman ta mère à l’hôpital pour savoir si papa le père s’est relevé ou s’il a suivi la mort, ouais là aussi devant la machine à boire ton sixième café poils dressés

et y a les basses de la musique du coach

en Allemagne l’AfD a réfléchi lors d’une réunion avec des néo-nazis à renvoyer des allemand.es d’origine africaine dans leur guillemet pays guillemet

danse danse danse, fais sortir ta colère mets des coups de poings dansés face au vent, écoute le rythme, glisse crochète descends au sol fige-toi oui sur la musique sur les basses laisse les poils hirsutes de tes bras de descendant africain se dresser

déni du conflit en Palestine

déni du massacre en Palestine

déni du génocide déni du mot déni

il faut prendre sa place tu danses

j’ai plus rien à dire, je veux plus parler, c’est la première fois que tu trouves les mots insuffisants, ou que tu trouves un endroit un moment quelque chose qui ne nécessite pas de mots ou plutôt pas de sons, ouais tu fais des phrases avec ton corps avec ton flow avec ton style et tes pompes qui raclent le sol qui couinent et ton jogging One Piece que t’as acheté exprès pour le mardi soir voilà, t’es un pirate là sur ce parquet t’es au milieu de l’eau et t’es libre t’es fucking libre t’es le roi des pirates les basses c’est des souffles sur ton visage t’es au milieu des mers personne ne peut t’arrêter ne parle pas ne parle plus aucun mot ne va te servir apprends à te taire à fermer ta bouche à parler avec ton corps parle avec tes pieds que ton corps crie fais crier tous tes ancêtres qu’on a traités de sale bougnoule sans qui tu aurais jamais été libre dans les rues de ta ville sans qui tu aurais pas de thune pour faire ton cours du mardi soir

y a 2027 qui arrive et ça fait flipper

danse et prends la place pour donner un peu d’espace un peu de parole sans trop de mots à tes ancêtres à ceux qui ont pas eu ta chance à Louiza que tu portes en toi qui résiste face à la vie là-bas à Saint-Etienne mais qui pourrait repartir à tout moment danse pour qu’elle ne reparte jamais allez crie avec ton corps te laisse pas faire danse écris le nom des mères qui t’ont amené jusqu’ici

Zouzou dit : on se cassera le genou si il faut se casser le genou hein

après ça sort de lui, c’est comme si la musique les basses venaient mourir au dedans de Zouzou jaillir en mode kamikaze dans une dernière explosion, lui le franco-marocain qui essuie les regards inquiets dans le métro, ici ça devient un kamikaze qui fait sauter les basses et les mauvaises ondes c’est un magicien c’est un lumineux c’est un brillant son prénom en arabe ça veut dire brillant ça veut dire splendide et ça brille là sur le parquet jaune il est splendide là sur le parquet jaune

Zouzou il fait dresser les poils aussi

Zouzou c’est papa c’est ton père dans le monde parallèle où il fait des compéts de break sur le macadam toute la journée du dimanche à côté de la mine où il a grandi

Deux mondes parallèles qui se percutent c’est ça le hip-hop le mardi soir

Prends ta place

Tu passes ton temps à chercher une place entre ici et là-bas, là-bas d’où tu viens et ici où t’es arrivé à plein pot avec la détermination d’un faucon qui chasse, tu cherches une place entre l’histoire de ta mère et l’histoire de ton père entre les blancs et les moins blancs, entre tes deux noms entre tes deux sangs qui se sont mélangés pour faire un sang un seul, le tien, un sang mixte un sang métisse, on va te donner un prénom d’ici parce que t’as déjà un peu trop une gueule de là-bas, t’as mis tellement longtemps à comprendre que y avait un Z à Louiza que c’est pas Louise non c’est Louiza avec un Z le Z c’est un symbole kabyle, danse comme un Z, comme un homme libre, le hip-hop le mardi soir c’est deux mondes qui se percutent deux sangs qui se mélangent qui bouillent qui fusionnent le hip-hop le mardi soir ça t’oblige à arrêter de te cacher derrière les cheveux blonds de ta mère derrière l’héritage discret de ton père qui baisse la tête voilà on baisse pas la tête le mardi soir si on la baisse c’est pour faire tourner ses jambes c’est pour balayer les basses tout dynamiter t’es une dynamite prends ta place prends-la

un jour ton père te dit à la gare : oublie pas d’où tu viens

après il a ouvert ses bras et t’es parti t’as pris le train pour partir on sait plus où

oublie pas d’où tu viens ça veut dire : oublie pas tous ceux et toutes celles d’avant toi si tu les oublies tu les tues pour de bon ne les oublies pas ils sont en toi elles sont là alors fais leur une place donne leur une place, comment papa comment tu veux demander, donne leur une place il dit papa ton père en prenant la tienne pose ton drapeau plante tes crocs arrête de baisser la tête, sois fier t’es pas un petit blanc en habit du dimanche, on a essayé on a voulu faire comme tout le monde, mais ça te va pas enfin si ça te va bien et tant mieux tu peux tracer ta route sans te faire repérer tu peux passer inaperçu plus que moi plus que ceux d’avant toi celles avant nous mais c’est une parure l’habit ne fais pas le moine comme on dit comme faut dire c’est une couche mais au fond de toi t’as du sang de berbère mon fils berbère ça vient de barbare alors oublie pas que tu as du sang de barbare

prends ta place il a dit papa

danse pour faire revivre les barbares pour leur donner une chance


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