« Vous devriez vous faire aider »

« Les marins font de mauvais maris, mais les marins font de bons amants » chantaient les Demoiselles de Rochefort. Bien piètre est le mari parti en mission dans les glaces arctiques. Bien dépassée est l’épouse jonglant entre tourments domestiques et personnels. Entre enfants malades, appartement dévasté par un dégât des eaux et grossesse difficile, Lisa Delille nous raconte le quotidien d’une mère dépassée dans un texte aussi sarcastique qu’émouvant.

Deux semaines que Kevin est parti en mer et que je tente de survivre au chaos dans lequel nous a précipités le dégât des eaux survenu dans notre salle de bain au lendemain de son départ. La Marine nationale l’a envoyé en Arctique pour déminer des bombes datant d’une guerre mondiale, sous égide de l’OTAN. 

Avant de partir, Kevin m’a montré l’extrait YouTube d’un documentaire sur la même mission mais effectuée dix ans plus tôt. J’ai regardé les cathédrales de glace à perte de vue en me demandant qui avait eu l’idée de vouloir poser des bombes dans un endroit pareil. Le lendemain, il a rejoint l’arsenal et depuis, c’est silence radio. Je connais le protocole. L’épouse n’a le droit de joindre son mari qu’en cas de décès d’un membre de la famille. Kevin ignore donc que j’ai passé les quinze derniers jours à jongler entre les bassines en plastique à vider chaque matin, les coups de fil à l’assurance qui ne trouve aucun artisan agrée disponible, la visite aux urgences de Morvan pour la bronchiolite d’Hortense, le rendez-vous avec la directrice parce qu’Octave a encore mordu un enfant de sa classe… Les lessives, le ménage, les courses à l’Intermarché, les bassines encore…

La voisine qui me les a gentiment prêtées m’a dit : 

— Vous devriez vous faire aider. 

Elle visait mon ventre enceint. Le soir-même, j’ai appelé ma mère mais elle n’avait pas envie d’annuler ses vacances en Californie. J’ai bien pensé à joindre ma sœur qui croupit dans sa banlieue de Montpellier mais je n’ai pas osé. Je la vois mal abandonner ses quatre mouflets pour venir écoper la flotte à Brest. Son mari ne sait rien faire tout seul. Quant à mon père, je n’ai plus de nouvelles depuis qu’il nous a abandonnées, ma mère, ma sœur et moi, il y a trente ans. 

À présent, Kevin a dû passer le cercle polaire. Il en parle depuis des mois, de son baptême. Il n’attend que ça, lui, le sous-officier qui n’a même pas le baccalauréat. Il le veut son beau diplôme avec écrit dessus : 

« Nous, Frigolus, Empereur, par la grâce de Neptune, dieu des mers, prince des mondes équatoriaux, certifions que le néophyte LE POGAM (Kevin s’appelle Kevin Le Pogam), embarqué sur le fier vaisseau “XXX” (je passe sous silence le nom de son aéronef, par souci de confidentialité), a franchi avec succès le cercle arctique, frontière de nos domaines et qu’il a subi courageusement les rites de notre baptême. En vertu de quoi nous lui délivrons le présent certificat. Fait en nos solitudes glacées, par délégation… »

Je n’ose imaginer à quelles ignominies Kevin a dû se livrer durant les trois jours et trois nuits qui ont marqué le Passage de la ligne (Wikipédia situe sa position approximative à 66° 33’) pour avoir son papier.

D’après ce qu’il a bien voulu m’en dire, durant ces trois jours et trois nuits, la tradition veut que chacun porte un masque pour dissimuler son grade et son identité. Toutes les règles sont abolies, ce qui se passe à bord ne doit en aucun cas fuiter. Mais je devine que ces bacchanales feraient passer n’importe quel enterrement de vie de garçon hongrois pour une retraite spirituelle (le forum « Cols bleus et Pompons rouges » mentionne que des préservatifs sont distribués par centaines). Au lit, Kevin apprécie les doigts dans le cul même s’il me répugne de le contenter sur ce point. Je le visualise volontiers à quatre pattes dans le carré des officiers, la croupe offerte au manche du trident de son dieu protecteur. Bref, tout ça pour dire que pendant que Kevin s’en donne à cœur joie dans l’hémisphère nord, moi, je croupis dans cet appartement moisi qui part à vau-l’eau.

J’ai fait une fausse couche hier. Ça s’est produit pendant que je donnais le bain aux jumeaux, dans la bassine de la voisine. En allant chercher les serviettes dans la penderie du couloir, j’ai glissé sur une flaque d’eau. Je me suis étalée de tout mon long, sur le ventre. Les jumeaux se sont esclaffés. Ils me pointaient de leurs petits index en riant. Je me suis traînée comme j’ai pu jusqu’à l’encadrement de la porte. Quand j’ai réussi à me relever, une douleur horrible m’a prise dans le bas-ventre. J’ai tout de suite compris ce qu’il se passait mais il fallait bien faire sortir les enfants du bain, les sécher, faire à manger, etc.

Plus tard, dans la soirée, après les avoir mis au lit, je me suis enfermée dans les toilettes. Ma culotte était souillée de sang noir. Je suis restée un long moment assise sur la cuvette, la tête dans les mains. J’ai senti une masse tomber, comme un sac de sable. Ploc. Une autre a suivi, puis une autre. Ploc, ploc. J’ai tiré la chasse d’eau. 

Maintenant, la question qui me taraude c’est : est-ce que je dois prévenir Kevin ?


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