La littérature est l’endroit paradoxal où l’on fait le deuil de ses morts en les ramenant à la vie. Avec Les trois ou quatre mousquetaires, Jade Marchandeau-Berreby pose une question essentielle : comment survivre à la mort d’un proche que l’on connaît sans connaître ?
Aujourd’hui, mon père est mort.
Il est minuit trente. J’ai passé une bonne journée et en récompense, je me suis accordé quelques tafs d’un joint bien chargé. Je regarde mon téléphone éternellement sur silencieux ; quatre appels manqués de Cassim. Je le rappelle, mon écran se remplit de leur image mouvante, celle de lui et de Basile, mes deux frères. Ils me disent :
— François est mort.
Je crois qu’ils sont saouls, et moi, j’suis défoncée. J’explose de rire. Je ne peux pas m’arrêter de rire et eux s’y mettent aussi. Impossible de communiquer. Le rire envahit nos ondes et on finit par raccrocher sans rien se dire de plus. Je relance ma série, tout va bien, et je scrolle sur mon téléphone en quête d’un vol low-cost.
Les funérailles, c’est le 18 janvier, faut qu’on y soit.
Pendant deux jours, j’ai rien senti. La mort de quelqu’un qui n’existait déjà pas ça prend du temps à percuter. Et puis quand ça percute, ça fout une grosse claque. T’es peut-être mort maintenant, mais ça fait vingt ans que t’existes sans nous. Vingt ans que tu renouvelles chaque jour le choix de nous abandonner. Vingt ans que tu parcours le monde, même sur la fin, quand tu ne vas plus que du lit à la fenêtre, puis du lit au fauteuil et puis du lit au lit, vingt ans que sans remords, tu nous oublies.
J’ai la rage, j’ai envie d’aller tuer le mort.
Ses obsèques, c’était comme une blague cosmique. D’abord un corps embaumé dans une pièce abjecte. Qui repose solennellement au centre de la chambre de sorte que, lorsqu’on ouvre la porte, nos yeux soient parfaitement dans l’axe de ceux de la momie qui nous attend. Je touche sa joue, de la viande froide et rance et la nausée me prend. Je pense que si on fait ça à mon corps, je reviens d’entre les morts pour me venger.
Puis un crématorium aux murs peints en ciel bleu, ponctué de LED défaillantes symbolisant les étoiles. Une porte au centre du ciel, comme une cruelle caricature du Truman Show, s’ouvre en grande pompe pour dévoiler les fours crématoires. Au-dessus, un projecteur nous propose les meilleures images libres de droit des côtes normandes.
Il y a quelques photos, posées sur un meuble à côté. Toutes de leur mariage, vingt ans plus tôt. Toutes capturées par notre demi-sœur : Clara. On dirait qu’il ne s’est rien passé entre-temps, aucun vécu, que ce corps, ça fait vingt ans qu’il est là, à décrépir en nous attendant.
À l’extérieur de la chambre mortuaire, se trouve un livret de condoléances et seulement deux personnes ont écrit dedans, la première : repose en paix François que je n’ai pas connu…
Cadavre vide de sens, repose en paix François que nous n’avons pas connu.
Je referme le livre, la couverture grise en papier glosé scande ECO-CARNET.
Les yeux et la bouche collés à la super-glue qui blanchissent aux rebords. Un couvre-lit brodé de polyester, le tout rembourré de cartons et de sacs plastiques pour compenser les 40 kilos de son corps desséché.
Un faux plafond en polystyrène comme dans nos écoles publiques, le carrelage large et blanchâtre, un radiateur inutile et une gerbe funéraire de roses rouges agencées en un cœur, dessus, une ardoise ovale : à mon « husband ».
La mort bas de gamme, bon marché. Even death is cheap. La mort à suicider les poètes. Jetez les corps dans un fossé, on y trouvera plus de poésie.
Dix jours qu’il est là, dans son motel pour cadavres. Ça pue. Le formol ne suffit plus à endiguer le pourrissement. Ça pue la mort.
Un pan de mur bleu dans le grenier, un pan de mur bleu dans sa chambre de mort, un pan de mur bleu dans le crématorium. Récurrence absurde de cette peinture cache-misère autour de ces lieux de repos – jusqu’au dernier. Peinture cache-misère pour que surtout, on ne voie pas la laideur des lieux, le carrelage merdique, le faux plafond défoncé. Que surtout, on oublie le bourdonnement de la clim, l’odeur du air freshener vaporisé dans l’air, qui aurait à peine sa place aux chiottes pour camoufler l’odeur de ce corps vide qui pourrit.
Avant d’envoyer rouler sa bière dans les flammes, on nous propose d’attraper une poignée de pétales de roses moches qui évoquent les bouquets d’aire d’autoroute et les déposer sur le dernier véhicule du mort.
Clara se lève, s’approche du cercueil puis s’arrête, incapable de finir son geste. Comme un seul homme, Basile, Cassim et moi, on s’élance et l’enlace. Faisant fi de la lumière grésillante des étoiles artificielles, faisant fi du screen saver spécial Cotentin qui se déroule inlassablement, faisant fi du regard de sa femme, qui sans doute les yeux noyés de larmes ne nous regarde même pas, nous sommes là. Moi sur l’épaule gauche de Clara, Basile sa droite, Cassim étalé de tout son long au sommet de notre pyramide humaine.
Un amas de corps et de larmes.
Je pleure parce qu’on est beaux face à lui. Lui, qui ne nous a rien donné, rien appris ou comme dirait Basile qui nous a appris négativement ; ce qu’il faut pas faire, ce qu’il faut pas dire, ce qu’il faut pas être. Nous sommes. Pleins, vivants, bouillants, aimants.
Clara me dit :
— Vous êtes les trois mousquetaires.
Je renchéris :
— Les trois mousquetaires étaient quatre.
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