Le noyé

1

Auteur, je ne me suis jamais intéressé aux histoires d’amour qui finissent mal. Aussi, quand la question d’écrire un second roman est apparue – surtout et seulement pour moi-même : les gens, ne nous méprenons pas, n’en ont rien à foutre – j’ai pensé qu’il serait plus judicieux d’écrire sur les histoires qui commencent mal. Dans le fond, avais-je philosophé dans un bistrot à Crimée, en attendant que Julie – la femme mariée que je fréquentais à ce moment-là – elles étaient bien plus courantes. Les êtres avaient mille raisons de se perdre, quasi aucune de se trouver. 

Je venais d’avoir trente ans et j’étais à moitié cinglé. Je vivais du RSA, et avec Maud, dans son studio du treizième. Cela faisait deux ans que nous étions à la colle et nous nous détestions cinq jours sur sept. Elle ignorait tout de ma relation avec Julie et, moi, je feignais d’ignorer qu’elle voguait de lit en lit. A ce jeu là, elle avait commencé bien avant moi. Je m’en foutais royalement. Nous cohabitions désormais et, bien que partageant le même lit, nos sexes ne se rencontraient plus jamais. Elle pouvait attraper quelque maladie honteuse que cela n’aurait pu m’atteindre. 

Julie avait une vie conjugale plus classique. Elle m’avouait même, souvent après que nous ayons fini de baiser, qu’elle l’aimait encore, son mari. Je n’avais jamais rien à répondre à ça. J’étais simplement bien dans son corps et nous avions des discussions agréables. Elle aussi était écrivain. Nous nous étions rencontrés dans l’un de ces salons littéro-tsoin-tsoin mortifères. Elle avait dédicacé trois livres, moi deux. Un succès. C’était une intellectuelle, au cursus universitaire impeccable, son livre était très écrit – zélée, elle était même allée jusqu’à user du subjonctif de l’imparfait  ; j’étais un autodidacte, sans baccalauréat, sans culture classique, sans grammaire, qui singeait les auteurs américains, les seuls que je lisais en réalité. 

Le soir, un dîner avait été donné par les organisateurs. Chacun se sentit obligé, à un moment ou à un autre, de déclarer à quel point tout cela fut formidable. Julie et moi étions restés silencieux et avions partagé un sourire, un sourire rare, le seul qui vaille : celui de connivence. Tacitement, nous avions dû penser que nous n’étions personne pour les contredire. Il avait scellé cette entente débutée quelques heures plus tôt, au détour d’une discussion sur le film After Hours, de Scorsese et du Postier, de Bukowski. Ses goûts, en matière de films et de livres, dénotaient avec son style de première communiante et avec son œuvre. Il ne nous en avait pas fallu davantage pour achever cette journée dans sa chambre d’hôtel. Quand sa main avait commencé à me branler puis à me guider en elle, je me suis mis à fixer son alliance. Trente secondes plus tard, j’éjaculais. 

Nous nous voyions chaque fois que nous le pouvions, grappillant les moments où son mari s’en allait, pour d’obscures raisons professionnelles, en province. Il m’était plus difficile, à moi, de justifier mes absences répétées. Bien que notre relation fut morte, Maud ne supportait pas que je découche. Lorsque je rentrais, ivre d’alcool, de sexe, et de mièvres sentiments, elle se jettait sur moi et reniflait chaque partie de mon corps. Un jour, elle proposa de m’émasculer. Je refusai, bien sûr, et après une légère empoignade qui dura trois jours, nous avions, comme c’était notre usage, mis ça sous le tapis. 

Ce soir-là, donc, alors que j’attendais et réfléchissais à ce que j’allais pouvoir raconter dans ce second roman, alors que je m’interrogeais sur l’utilité même de l’écrire, Julie avait fini par se pointer. Nous nous embrassions sans prudence, sans retenue, comme deux adolescents dans un cinéma dont les lumières viennent de s’éteindre. Nous faire prendre ne semblait pas nous inquiéter plus que ça.

Nous buvions consciencieusement, principalement de la bière belge, mangions peu, et finissions, au milieu de la nuit et des affaires du mari cocu, à écouter Reggiani et Amy Winehouse, entre deux étreintes. 

Au petit-matin, nous nous séparions, préparant déjà nos prochaines truanderies. Un voile de tristesse se posait sur nous quand nous évoquions nos peurs respectives. Elle s’inquiétait que je me retrouve sans toit ; je m’inquiétais qu’elle perde son mari. Nous chassions ce voile de tristesse d’une dernière accolade, d’un dernier baiser ou, quand notre nuit blanche ne nous avait pas trop épuisés, nous enlevions nos vêtements une ultime fois. 

2

Mon éditeur était du genre coulant mais, là, tout de même, il commençait à trouver le temps long. Cela faisait six mois que je lui promettais de lui rendre mon manuscrit la semaine suivante. J’étais cependant incapable de travailler. Mes seules journées de labeur avaient consisté à piocher dans le tas de nouvelles que j’écrivais et à essayer de les assembler, à les transformer en roman. Il me fallait simplement trouver un fil conducteur, pensais-je. N’est-ce pas là ce qu’avait fait Raymond Chandler ? Ma mauvaise foi comparative m’ayant permis de me débarrasser d’un soupçon de culpabilité, je lui avais envoyé le résultat de ce puzzle.

Il m’avait appelé quelques heures plus tard. Je n’avais pas répondu, pensant qu’il laisserait un message sur le répondeur. Ce qu’il ne fit pas. Je l’avais donc rappelé, espérant que ça avait pris et que j’étais débarrassé de cette foutue histoire de second roman. Quand il m’a répondu, sa voix était mi-agacée, mi-amusée. Et je n’ai pas pu m’empêcher d’éclater de rire quand il me demanda :

— Tu te prends pour Raymond Chandler ?

Je lui ai promis de m’y remettre sérieusement et j’ai raccroché. Ce que j’aurais aimé, c’était qu’il me permette d’écrire des nouvelles, simplement des nouvelles. Je trouvais qu’à moins d’être Goodis, Hemingway ou Bove, le roman n’était qu’une vaste escroquerie. Il n’était pas contre l’idée, seulement le genre ne se vendait pas en France. Je n’avais jamais osé lui dire qu’au vu de mes droits d’auteur, le roman ne semblait pas bien plus rémunérateur. Surtout, je n’en avais rien à battre. Je ne voulais pas vivre de ce que j’écrivais. Écrire me permettait simplement de me sentir seul sans trop souffrir, de justifier ma condition d’homme sans argument. On pouvait être laid quand on était écrivain, on pouvait être pauvre, psychiquement aux abois. On nous pardonnait tout. Certains allaient même jusqu’à vous aimer.

J’écrivais autant que je buvais. Je pondais une nouvelle par jour. Pourtant, l’idée de me fixer derrière mon ordinateur et d’écrire un roman me débectait. J’avais pour idée que l’on écrivait pour raconter la vie et que la vie d’un homme avait rarement les moyens de remplir trois cents pages. Le reste du temps, quand j’étais trop à sec pour écrire ou boire, je pensais à notre défaite, à Maud et à moi, à l’absence d’avenir entre Julie et moi. Je prenais alors mon téléphone et je taxais l’une de mes connaissances pour, illico, aller m’acheter de la bière et du whisky. C’est ainsi que je menais mon existence.

3

Mon père est mort un jour où je baisais Julie. J’avais laissé passer les appels de ma sœur. En un coup d’œil, entre deux va-et-vient, j’avais compris de quoi il s’agissait. Il était atteint d’un cancer du pancréas décelé quelques mois auparavant. Tant mieux pour lui, j’ai pensé, elle n’aura pas duré longtemps, son agonie, et Julie avait changé de position. Désormais, j’étais derrière elle. J’enfonçais ma queue profondément tout en pénétrant son cul avec mes doigts. Quand on a eu fini, elle m’a demandé si je voulais téléphoner à ma sœur. Non. Je n’avais pas envie de l’entendre chialer, je n’avais pas envie de déplorer la mort de mon père. Tout cela, bien considéré, ne me regardait pas.
Plus tard, bien plus tard, dans le silence relatif d’une chambre d’hôpital, je me dirais que c’est dans ces moments-là que j’aurais dû me douter que quelque chose clochait en moi, que quelque chose s’en était totalement échappé. J’errais souvent la nuit, en hurlant des insultes à des passants invisibles. Je cherchais, sûrement, tel un épigone du personnage de Radiguet, le fameux assassin charitable. Celui qui me débarrasserait de cette existence qui me démangeait comme un pull en laine porté à même la peau.

4

Quand ce n’était pas mon éditeur, c’était ma conseillère emploi qui me sollicitait. Elle menaçait de me suspendre mon allocation si je ne me bougeais pas. J’arguais alors que j’étais écrivain et que je travaillais, même si cela ne se voyait pas. Elle n’était pas sensible à mes arguments et me congédiait rapidement, me disant qu’elle ne me louperait pas au prochain rendez-vous si je n’y avais pas mis du mien. 

Elle possédait tout un lot de phrases de ce mauvais goût-là. C’était une conne grand format. Je remontais ensuite l’Avenue d’Italie et je retrouvais Maud. La plupart du temps, elle travaillait dans le studio. Le télétravail ne laissait aucun répit aux écrivains (aux hommes au foyer, pour être précis). 

C’était l’une des excuses que je fournissais quand il s’agissait de justifier l’absence de second roman : comment travailler dans ces conditions ? 

Nous ne nous parlions pas et nos silences étaient pesants. Malgré tout, nous avions maintenu quelques habitudes : les repas en commun, le parc Montsouris, Rachmaninov, le fromage de chèvre et Seinfeld. 

Je continuais de me cacher pour entretenir ma longue correspondance avec Julie. J’avais enfin trouvé un avantage à mes problèmes intestinaux : cela n’éveillait aucun soupçon que je reste des plombes sur les chiottes. Par contre, cela commençait sérieusement à se gâter. Son mari avait fini par se douter de quelque chose. Elle lui semblait, elle m’avait rapporté ses mots, de plus en plus absente. De fait, il était devenu plus compliqué de se voir. 

On en venait à craindre le retour “surprise” à Paris lorsque nous occupions l’appartement marital, la fouille du téléphone, l’ami qui nous surprend en ville. Jamais, pourtant, il n’a été question de prendre une décision. J’aurais, dans tous les cas, refusé qu’elle quitte son mari pour moi. C’eut été la pire des sottiseries à commettre. 

Nous étions vaguement amoureux ; nous aurions mieux fait d’être amants ; nous étions dans la merde. 

5

Au terme d’une dispute qui s’est achevée par une promesse absurde d’arrêter de boire de la bière, je me suis retrouvé démuni. Les journées sont devenues longues, trop longues. Je craquais généralement vers trois heures de l’après-midi. Je m’étais alors tourné vers le gin tonic. Je n’aimais pas particulièrement ça, mais c’était moins problématique pour l’haleine. Il fallait simplement que je me fasse, ensuite, une cure de café, que je me brosse les dents dans les toilettes et que je rentre, l’air absorbé de celui qui a cherché dans son errance parisienne quelque inspiration. La vie d’écrivain offrait ce genre d’avantage — il n’en offrait pas beaucoup d’autres.
D’abord, je m’étais contenté de trois verres. Ils étaient mal servis, dans une brasserie près de Censier-Daubenton ; le gin, il fallait le chercher à la loupe. J’avais déniché, un jour que c’était fermé, une autre brasserie, sise rue des Écoles. Là, ils étaient corsés : je suis passé à cinq ou six verres.
Un soir où je fus plus négligent qu’à l’ordinaire, Maud m’a accueilli une bouteille d’Évian en verre à la main ; elle me l’a explosée contre le crâne après que, du bout du bec, j’avais effleuré ses lèvres. J’avais explosé de rire puis fini la soirée à l’hôtel.
Le lendemain, elle me convoqua — c’est le terme — pour que l’on discute de tout ça. Il fallait que je me soigne, etc. etc., tout le prurit hygiéniste qu’était devenu le sien. Il faut dire que nos disputes imbibées étaient de plus en plus violentes. Surtout, elles remettaient sur la table, maintenant débarrassée de toute bouteille de Brouilly, nos conneries respectives. Nous ressassions, parlions à blanc. L’alcool, en somme, me permettait de lui rappeler ses plus grosses conneries, celles du début, où j’étais éperdument et bêtement épris d’elle et qu’elle se jouait de moi. Je pensais à la chanson d’Aznavour :

Comme une enfant gâtée qui réclame un joujou pour le réduire en miettes.

Parfois, je branchais l’enceinte et lançais les chansons les plus amères sur le couple, l’amour, la mesquinerie ; je les chantais à voix haute, comme si j’étais bourré. Cela la mettait hors d’elle ; elle finissait par se mettre à califourchon sur moi, la bave aux lèvres, prête à en découdre. Nous étions un couple bukowskien, mais, hélas, le whisky manquait.

6

Je devais me rendre à Bruxelles, pour la remise d’un prix dont je savais ne pas être le lauréat. C’était la sixième fois que l’on me foutait dans la dernière liste — la short-list, comme on dit à Ploucville. J’étais devenu le Raymond Poulidor de la littérature française. Julie avait réussi à se débarrasser de son mari et à se payer un billet de train. Le lauréat serait, je le savais déjà par mon attaché de presse, une jeune auteure qui racontait l’histoire d’une jeune femme qui, voulant échapper au joug de sa famille ultra-religieuse, surtout de celui de son grand frère, un footballeur raté qui s’était reconverti dans le rap sans plus de succès et avait, tout naturellement, fini par se ranger sur la voie de l’intégrisme ; bref, pour s’en sortir, donc, elle se mit à sucer des bites dans un bordel en Allemagne.

Sixième Poulidor : réussie !

Dans notre chambre d’hôtel, Julie et moi avions fêté cela en baisant sous l’effet inédit d’une drogue que nous avait filée un auteur interlope, Antoine S., dont nous ne savions rien ou presque. À une heure tardive de la nuit, lui et sa compagne, Lise P., ont frappé à notre porte. Ils avaient de la vodka et d’autres trucs moins facilement trouvables dans le commerce. Bientôt, Julie suça Antoine alors que Lise s’occupait de mon appendice. Après avoir chacun baisé avec nos partenaires respectifs, nous avons causé de Romain Gary en séchant la bouteille de vodka. Je trouvais que Gary était un auteur assez surfait. Et nous ne les avons jamais revus.

Au matin, j’ai trouvé mon éditeur à la gare. Il m’a pris à part et demandé ce que je fabriquais. Toujours sous l’effet conjugué de la drogue et de l’alcool, je l’ai envoyé chier, dit qu’il n’y aurait pas de deuxième roman. Il s’est empourpré et le silence s’est fait long jusqu’à ce que le train n’entre en gare. Avant de monter dans sa voiture, il m’a fait :

— T’as signé et perçu ton avance, n’oublie pas.

Je me suis imaginé, quelques secondes, voir débarquer un camion de CRS armés de mitraillettes, me perforant le corps pour ne pas avoir honoré ce contrat, et nous sommes allés nous restaurer au wagon-bar. La bière y était tiède.

7

— C’est qui, cette fille ? m’a demandé Maud, alors que je rentrais.

Un crétin avait pris des photos du festival, les avait postées sur les réseaux, et on nous y voyait, Maud et moi, guillerets et main dans la main, en direction du buffet froid.

— J’en sais rien, ai-je menti, sachant que je n’avais plus rien à perdre de ce côté-là.

J’ai regardé discrètement s’il n’y avait pas d’arme contondante quelque part dans le studio mais, non, c’était ok. J’ai ironisé, raconté des exploits et des rencontres extraordinaires, moqué les vedettes du milieu qui avaient une façon extraordinaire, presque aristocratique, de ne pas dire bonjour. Elle s’en foutait pas mal ; je suis allé prendre une douche. Consciencieusement, j’ai nettoyé les traces de notre week-end orgiaque et pensé que j’avais une vie fantastique.

Je me suis rhabillé, sous le regard noir de Maud, et j’ai vu que le voyant de mon téléphone clignotait. Il y avait deux messages. L’un était de Julie et l’autre de mon éditeur. Elle m’annonçait que son mari lui avait fait cracher le morceau, qu’elle était triste mais que c’était ainsi : nous devions cesser d’échanger nos humides gaietés. Maud m’a demandé ce qu’il se passait. Je lui ai dit de la boucler. Mon éditeur, lui, me disait que j’avais un mois tout rond pour lui rendre ce putain de texte.

Avais-je tant de valeur à ses yeux ?

Dans mon esprit, c’était la seule chose qui fût claire : je n’écrirais plus une ligne pour ce type. J’ai commencé à fumer clope sur clope. Maud la bouclait effectivement, semblait vaguement inquiète. J’étais à la fenêtre, je regardais ce studio, je me suis mis à pleurer, je lui ai dit de ne pas s’approcher, j’ai pensé que j’allais bientôt quitter cet endroit. Tous ces livres, ces disques que l’on s’était offerts, ce lit qui avait subi nos conneries, tout ça allait disparaître dans le vent. Je me suis même souvenu qu’on s’y était souvent dit des mots d’amour. Souvent, en fond sonore, Aznavour disait la même chose.

— On s’arrête là ? ai-je demandé.
— Oui, elle a répondu.

Voilà, elle s’est finie comme ça, l’histoire.

8

J’avais fini la semaine avec deux femmes ; je commençais celle-ci dans un kebab de Belleville. Je guettais mon téléphone dans l’espoir d’y voir apparaître le numéro de Julie. Je savais pourtant qu’elle n’en ferait rien. J’ai compris que j’étais seul, désormais. J’ai passé les jours suivants à marcher. Chaque matin, mon sac-à-dos semblait peser un peu plus lourd. Il ne contenait, pourtant, que quelques sous-vêtements, mon ordinateur et deux trois livres de poche – Carver, Goodis, Hemingway.

J’ai soutiré du fric à tous ceux que j’ai pu. Avec, j’étais censé me payer l’hôtel ou l’auberge de jeunesse, de la bouffe, tous ces trucs. Je buvais en réalité de la bière dans des boîtes pourries, jusqu’à leurs fermetures. J’avais l’air d’un zombie. Dans un café où je me remettais difficilement d’une gueule de bois, j’ai ouvert le journal qu’un retraité venait d’abandonner sur le comptoir. 

Un article relatait l’histoire de Pierre Noyer. C’était un type de trente-et-un ans. Son procès d’Assises venait de s’ouvrir dans le sud de la France. Il était devenu officiellement, quelques mois plus tôt, chirurgien. Il avait une copine, la même depuis le lycée, et une famille sans problème. Rien ne semblait clocher. Il le disait, lui-même, aux enquêteurs

Un soir, après avoir regardé un film “issu de l’univers Batman”, il était sorti de chez lui, armé d’un couteau, et avait poignardé un clochard. Quand les flics lui ont demandé pourquoi il avait fait ça, il avait répondu qu’il voulait voir ce que ça faisait de tuer un être humain. C’était tout. Il avait tout avoué froidement, sans se trouver la moindre circonstance atténuante. Quand il était rentré chez lui, après avoir vérifié ce que ça faisait, il s’était mis à rire pendant de longues minutes, en regardant ses mains pleines de sang. Il était devenu Le Joker. 

Le journaliste ne précisait pas s’il avait regardé le Batman de Tim Burton ou le film de Todd Phillips. Du reste, je détestais les deux mais l’histoire de Pierre Noyer m’intéressait. Je suis allé à la bibliothèque où j’ai fait imprimer tous les articles le concernant. Tous disaient à peu près la même chose. Il s’était fait choper un an et demi plus tard. Dans une ruelle du centre de la ville de T., il avait croisé un autre clochard. Il était ressorti avec les mêmes intentions (cette fois, on ne sait pas ce que Netflix lui avait proposé – sûrement rien, avais-je conclu, il avait dû simplement aimer ça, comme un chien qui a mordu la première fois et qui recommencera jusqu’à la piquouze finale). Il lui avait payé une bière et des cigarettes et, comme il y avait du foot à la télé, il lui a proposé d’aller le regarder chez lui. 

Quand il est entré dans l’appartement, le clochard a dû voir quelque chose sur le visage de ce bon Pierre ; il a commencé à s’inquiéter. Soudain, le foot ne le préoccupait plus. Ils ont tout de même partagé une bière et des cigarettes. Là, les journalistes ont été contraints de broder : l’un imagine une ambiance pesante, l’autre une relation homosexuelle, enfin, c’est vrai que personne n’était présent. Ce qui est certain, en revanche, c’est que lorsque Noyer est sorti de la cuisine avec un couteau et un rire inquiétant, le clochard a sauté par la fenêtre. Il avait d’abord essayé la porte d’entrée mais celle-ci était verrouillée. L’appartement se trouvait au rez-de-chaussée, le clochard s’en est sorti qu’avec quelques petites égratignures. Gageons que, lorsque il avait emménagé, Noyer ne s’était pas douté qu’il allait se lancer dans le crime. 

Il avait attendu le reste de la soirée, calmement, que les flics viennent le cueillir. Sans qu’on ne lui demande rien à ce sujet et, alors qu’ils étaient encore dans la fourgonnette, il avait aussi avoué le meurtre irrésolu du premier clochard. 

Bon, j’ai pensé : écrivons donc à Pierre Noyer.

9

On m’a fait savoir que je devais au préalable écrire à son avocat. J’ai trouvé ce dernier assez facilement. Ça n’avait pas l’air d’être un ténor du barreau. De toute façon, l’accusé avait tout balancé, il n’y avait rien à faire. C’était un jeune type qui avait, débilisé par le cinéma de genre et les jeux vidéo, gâché sa vie. Le procès a été expédié en trois coups de cuillères à pot. J’ai également déniché le numéro des parents. La mère ne voulait pas me parler. Le père, lui, était du genre loquace. Il semblait surtout dépité par le fait que son fils ne serait jamais chirurgien, que son diplôme ne lui servirait à rien. J’ai compris que c’était important pour lui. Il était généraliste, avait poussé Noyer à faire mieux que lui. Pour ça, on peut dire qu’il a réussi. J’ai vérifié : on compte bien plus de chirurgiens que de jeunes trentenaires tueurs de clodos.

À l’avocat, j’ai simplement écrit que je voulais discuter avec son client, que j’étais écrivain (sic) et que son cas m’intéressait. Noyer était mon antithèse : il était riche, brillant, social, intégré. Il y avait quelque chose d’absurde dans le fait que ce soit lui et non moi qui dorme en prison. Cette lettre, d’ailleurs, je l’écrivais dans un café sinistre, après une nuit passée à marcher dans Paris. Lorsqu’il a fallu mettre une adresse d’expéditeur, je me suis trouvé bien emmerdé. J’ai mis celle d’une amie. Cela n’avait aucune importance. Je pressentais que je n’allais pas recevoir de réponse.

L’après-midi, à la bibliothèque Buffon, j’ai relu L’Adversaire. Carrère s’était bien débrouillé. Mais Jean-Claude Romand n’avait pas le même profil que Pierre Noyer. Seule la médecine les rassemblait. Je n’étais pas sûr, même dans le cas improbable où son avocat lui adresserait ma proposition de correspondance, qu’il l’acceptât. Emmanuel Carrère était déjà un écrivain reconnu ; je n’étais rien. Puis, qu’est-ce que j’allais en foutre, de cet éventuel échange ?

Comme d’habitude, j’essayais de passer le temps. Et d’en gagner. Mon éditeur a paru sceptique quand je lui ai parlé de mon projet. Il m’a dit que ça allait encore retarder la publication, qu’il fallait que je m’installe, que je me fasse une place, bref, que j’occupe le terrain et les tables de librairies. Il a conclu notre appel par un sans appel :

— Pour réussir ce genre de livres, de toute manière, il faut vraiment du talent. Tu ne veux pas plutôt nous pondre à nouveau une connerie de cent pages où les gens n’ont rien d’autre à faire que de boire et de baiser ?
— J’y penserai, ai-je répondu.

10

Sans doute en mal de clientèle, l’avocat a répondu à ma lettre. Elle était courte et mal écrite. Il me promettait de la transmettre (ainsi que celle adressée à l’assassin lui-même) et, à ma grande surprise, prétendait qu’il était certain que Noyer allait répondre favorablement à ma demande.
Moi, je vagabondais toujours, trouvant, les nuits de trop grand épuisement, quelque bout de canapé, au risque de jouer au baby-sitter, à l’amoureux, au suicidaire, au journaliste indépendant (il m’arrivait souvent de trouver — il suffisait pour ça d’aller faire un tour sur les réseaux, rien de plus simple — un type du onzième qui faisait du reggae, un photographe, un réalisateur de court-métrage, une plasticienne engagée, enfin, une fiente du genre, et de lui proposer de passer une soirée dans son lieu de création ; à ces mots, lieu de création, ça jouissait sévère), ou, le plus souvent, je trouvais parmi quelques-unes de mes lectrices une ambitieuse du stylo à qui je faisais croire que j’avais des relations, que je pouvais l’aider à ce que son précieux chef-d’œuvre — qui, pour la plupart du temps, n’avait pas encore été écrit — soit en haut de la pile d’un quelconque, et de renom s’il vous plaît, éditeur.
Ce n’était pas glorieux, mais on fait ce qu’on peut avec ce qu’on a, non ?
J’étais passé, je m’en rendais compte, avec une lucidité que je combattais à grands coups de Valium, de citoyen-épave à pauvre type, et cela à une vitesse vertigineuse.
Aussi, j’écrivais de plus en plus, toujours dans les bibliothèques, les gares, les McDonald’s. Mais quand il m’est devenu presque impossible de taxer de l’argent — les gens se lassent de ne pas se faire rembourser ; je m’en indignais : je ne leur promettais jamais le règlement de la dette contractée.

11

Lettre de Pierre Noyer (six mois plus tard)

Monsieur Bosky,

Je dois d’abord vous dire que je n’avais jamais entendu parler de vous jusqu’à ce que mon avocat me transmette votre lettre. J’ai dû attendre mon heure hebdomadaire (!) d’accès internet à la bibliothèque de la prison pour m’assurer que vous étiez véritablement écrivain. Votre roman n’était cependant pas dans leurs rayonnages. C’est un peu ce qui m’a rassuré sur votre personne. Ici, nous ne trouvons que des classiques du dix-neuvième. Ils se persuadent que les gens vont trouver leur rédemption dans la lecture de Madame Bovary. Ou alors, c’est l’autre extrême : ils ne font entrer, en guise de littérature contemporaine, que des trucs à l’eau de rose. Là aussi, ils doivent s’imaginer que ça peut aider un assassin, un violeur, un braqueur à se sentir mieux et à guérir.

Je n’ai aucune idée de ce que vous attendez de moi. Je cite l’une de vos interrogations (de mémoire) :

Je me demande ce qui a pu vous pousser, vous qui avez prétendu, aux enquêteurs et lors de votre procès, vivre une vie tranquille et même “facile” (si Libération a bien retranscrit vos propos), à vouloir vivre l’expérience du crime. Quant à savoir pourquoi vous avez souhaité, ou du moins essayé, à nouveau quelque temps après, nous en discuterons si vous donnez suite à mon courrier ou si, mieux encore, vous acceptez une correspondance.

Je vais répondre, pour l’heure, à une seule question. Une question que vous ne m’avez pourtant pas posée mais dont je suis certain qu’elle vous brûle les lèvres : non, je n’ai pas tué parce que je serais l’archétype du parfait crétin moderne (j’ai lu vos interviews), qui ne lirait que des mangas, ne jouerait qu’aux jeux vidéo et n’ouvrirait jamais un livre de ma vie, même sous la torture. À propos, je lirai votre premier roman (j’ai demandé à mon avocat de me le faire parvenir) avant de décider si, oui ou non, j’accepte votre proposition.

Cordialement,
Pierre

P.-S. : Moi aussi, j’aime beaucoup Le démon dans ma peau, de Jim Thompson.

12

J’habitais désormais dans une piaule insalubre du dix-neuvième (j’avais touché mes royalties et le marchand de sommeil n’était pas regardant quant aux questions administratives) et je m’apprêtais à rédiger une lettre à Pierre, enthousiasmé par la sienne, quand mon téléphone, encore lui, a sonné plusieurs fois. Mon éditeur avait fini par accepter l’idée d’un livre sur Pierre Noyer et me demandait où ça en était.

— Très bien… J’espère que tu en tireras quelque chose.

Un message vocal de ma conseillère emploi me rappelait que j’avais intérêt à accepter une offre de manutentionnaire en banlieue. Un texto de Maud m’indiquait qu’elle avait renoué avec son ex petit-ami. Julie me disait que je lui manquais tout en ne me laissant aucun espoir.

J’ai écrit à Noyer une lettre très succincte, disant à peu près ceci :

Je vous attends.

13

Lettre de Pierre Noyer (trois semaines plus tard)

Cher Adam,

Je n’ai pas adoré votre livre mais il m’a rappelé quelques bons souvenirs de lectures et de films. Je crois aussi que vous êtes à même de comprendre ce qu’il se passe dans la tête d’un assassin, pourvu qu’on vous l’explique. À un moment, vous évoquez Bukowski — ce qui, entre nous, n’est pas très original, mais passons. Je le lisais, moi aussi, quand j’avais quatorze ans. Cela m’a rappelé l’une de ses phrases. Il y dit à peu près (encore pardon, vous imaginez bien qu’ils n’ont pas ses bouquins ici) que ce qui l’intéresse, ce sont les pensées d’un criminel quand il croque dans son hamburger. Votre personnage, en ça, lui ressemble. J’ai la folie d’imaginer que vous aussi, cela vous ressemble. Comprendre, ne pas juger, Maigret, etc. Je connais ce refrain : je vous l’ai dit, j’ai lu vos interviews.

Vous ne m’en voudrez pas, je ne veux pas entrer dans ce jeu-là, je ne veux pas être compris, surtout pas par un écrivain. Puis, rappelez-vous ce que nous disaient nos mères lorsqu’on rechignait à manger tel ou tel aliment :

Tu ne peux pas savoir si tu n’as pas goûté.

Bonne continuation,
Pierre

14

Je me suis dit que ce n’était pas grave. Après tout, je pouvais inventer une histoire, faire croire que je l’avais rencontré, faire un vrai roman. J’avais lu pas mal de choses sur lui. Les écrivains ne font que cela : transformer, faire semblant d’avoir vécu. J’ai mis du temps avant d’avouer à mon éditeur que ça avait capoté. Entre-temps, Julie avait définitivement disparu de la circulation. Maud devait se la couler douce avec son connard. J’avais perdu toute allocation et mes royalties avaient fondu.
J’ai fait un choix de nouvelles que j’ai envoyé à d’autres éditeurs. Ils les ont tous refusées. J’ai fini par céder pour le roman mais, après vingt pages, j’en ai eu ma claque. J’ai envoyé des curriculum vitae dans toute la ville. Ils m’ont réservé le même sort que les éditeurs. Je me suis inscrit sur une application de rencontre : je n’ai rencontré personne.
En désespoir de cause, j’ai réécrit à Pierre Noyer. Il ne m’a jamais répondu. C’était assez décourageant ; ma vie avait une drôle de couleur. J’ai commencé à suivre les gens dans la rue, à ne plus me laver, à me branler derrière les gares, à fréquenter le dernier cinéma porno de Paris et, un soir, alors que je rentrais dans ma piaule, j’ai croisé ce type, place de la Contrescarpe. Il était fortement alcoolisé. Les bars étaient tous en train de fermer. Il m’a proposé d’aller acheter de la bière à l’épicerie de nuit et d’aller les boire au bord de la Seine.
Dans la poche gauche de ma parka, je sentais le couteau qui ne me quittait plus depuis la phrase de Noyer :

Tu ne peux pas savoir si tu n’as pas goûté.

J’ai payé les 8.6 et, lui, des conneries à manger. Nous sommes arrivés sur le quai. Il était désert. Des rats faisaient un after. Je continuais de tâter le couteau dans ma poche. Voilà, j’ai pensé, fini les loyers, les livres, les boulots, les femmes. Au régime sec, Adam !

Je regardais la Seine, me demandant combien de cadavres elle recouvrait, quand je l’ai entendu rire. Un délire d’ivrogne, j’ai présumé, puis je l’ai regardé, et il avait les yeux exorbités, et il tremblait ; j’avais l’impression de relire les articles relatant les méfaits de Noyer.

Tu ne peux pas savoir si tu n’as pas goûté.

Je n’ai pas eu le temps de sortir mon couteau. Il a dégainé le sien, raté de peu la zone sensible et s’est enfui en courant. Son réflexe d’autodéfense m’avait évité la prison mais j’étais salement amoché. Mon éditeur me laisserait tranquille. Ma vie allait reprendre son cours normal.

Je suis sorti de l’hôpital deux semaines après tout ça, la partie droite de mon tronc à jamais inutilisable. Il n’y avait ni Maud, ni Julie. Il n’y avait toujours pas de second roman. Il y avait ce néant, ce soufre, la vie enfuie. Juste ça : ma solitude et moi.

Et c’était déjà pas mal.


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