Alexandre Maréchal

Le grand écart

Alors que sa mère tombe malade, une femme se raccroche à ses fantasmes romantiques. Grâce à une langue crue et viscérale, Alexandre Jordeczki nous plonge dans la conscience d’un être face à la mort. Rêver, nous dit-il, continuer de rêver, voilà notre seule arme contre tous les drames. 

L’état de santé de sa mère l’inquiétait tellement qu’il lui était impossible de se concentrer sur autre chose. Maman malade, Maman qui tousse, Maman qui ne mange plus – toutes ses pensées toute la journée ; et la nuit, en boucle, Maman malade, Maman maigrit, si bien que le sommeil tardait à l’emporter. Et le lendemain matin, dès le réveil, la réalité – Maman malade – l’accablait à nouveau, accompagnée de la crainte de voir son père entrer dans sa chambre, anéanti, les traits de son visage dilués par les larmes, pour annoncer la terrible nouvelle : « Maman est morte. »

Mais Maman vivait toujours. Elle ne sortait plus de sa chambre, certes, mais on entendait à travers les murs de la maison sa respiration profonde, heurtée, saccadée, qui suffisait à sa fille pour trouver la force d’affronter ce nouveau jour. 

Elle retrouvait dans la cuisine silencieuse son père qui buvait son café en fixant le vide. Elle s’installait à table, ses coudes collant à la toile cirée sale et glacée et, comme tous les matins, mangeait les tartines qu’on lui avait préparées et buvait son chocolat à petites gorgées pour ne pas se brûler. Soudain son père bondissait et quittait la cuisine, laissant seule sa fille à ses espoirs et ses rêveries. 

Un jour, ça ira mieux ! Maman retrouvera la santé. Elle pourra sortir de son lit, elle reprendra la maison en main, elle s’occupera de la toile cirée qui colle et du linge qui moisit et Papa arrêtera de pleurer la nuit, et sa fille cessera de s’inquiéter. Elle pourra grandir ! Elle pourra enfin vivre ! 

Elle venait tout juste de rencontrer un garçon qui lui plaisait. Certes, il n’avait pas le même âge qu’elle, mais qu’importe. Que sait l’amour des différences d’âge ? Ce garçon n’en fait pas grand cas de cet écart. Il lui parle tous les jours, il lui sourit de temps en temps, il s’intéresse à elle. Alors, elle se sent unique. Elle existe ! Elle n’est plus cette petite fille qui s’inquiète pour sa maman, non, la voilà qui devient une femme désirée par un homme ! 

Oubliée la mère malade, oubliés la toile cirée et les tapisseries jaunies et les bols fendus et les rideaux élimés. Tout disparaît ! Tout s’effondre dans des limbes sombres qu’elle préfère ne pas voir. Il n’y a plus rien d’autre qui compte que ce garçon, Nicolas et son beau sourire, Nicolas et ses yeux bleus, Nicolas et ses mains exaltées qui s’agitent quand il parle. 

Nicolas si solaire, si sûr de lui, prêt à lui offrir un monde nouveau, loin de ce triste et morne quotidien. 

Oui, se dit-elle, oui, il viendra me chercher, il m’emmènera, on partira à l’aventure, il me montrera toutes ces choses qu’il connaît et dont j’ignore tout. Emporte-moi Nicolas ! Sonne à ma porte ! Je suis prête !

Mais personne, jamais, ne sonne à la porte. 

Il n’y a pas de romance, il n’y a pas de sublime, simplement l’impitoyable et sinistre réel. Ces moments terribles où elle ne peut plus croire à une autre vie, une vie bien plus grande que la sienne.

A quoi bon rêver ? Elle serait incapable de partir, de quitter cette maison où elle a toujours vécu. Elle n’a jamais eu ce courage. Comment dire au père qu’elle le laisse tomber ? Comment faire comprendre à la mère qu’elle ne veut plus l’aider ? 

Comment s’avouer que jamais Nicolas ne viendra l’enlever ?

Pourtant, elle continue de rêver. C’est ce qu’elle sait faire de mieux. 

Car elle a cinquante-cinq ans et n’a jamais rien vu. 

Nicolas ne la regarde qu’à peine, il ne lui parle que par nécessité. Comment pourrait-il désirer cette vieille fille qui du monde ne connaît que ce qu’elle voit depuis la fenêtre étroite de sa chambre étriquée : l’ardoise humide des toits et le brouillard au-dessus ?

Ce même spectacle depuis qu’elle est née – sans espoir d’autre chose. 

Elle a toujours eu peur, pourquoi cela changerait ? Elle n’a jamais grandi, elle s’est juste flétrie.


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