Dans ce texte immersif et troublant, une visiteuse d’exposition se retrouve progressivement happée par l’horreur d’une œuvre représentant le martyre de Saint-Barthélemy, peint par Lubin Baugin. Texte hautement immersif et sensoriel signé Claudine Hermant.
Elle s’était assise sur un des bancs réservés aux visiteurs de l’exposition pour vérifier son audio-guide qui grésillait. Le numéro qui s’affichait était celui d’un tableau inspiré par la martyrologie au peintre Lubin Baugin qui répondait, en 1650, à une commande de la guilde des orfèvres de Paris, désireux d’honorer Notre-Dame au mois de mai. Elle remit en place ses écouteurs et vérifia que le tableau en face duquel elle s’était placée correspondait à celui que décrivait le commentaire enregistré. Saint-Barthélemy martyre, apôtre du Christ. Le commentateur insistait sur le supplice du saint et sur les différentes sources qui le mentionnaient. La principale, La légende dorée, rapporte, selon l’auteur Jacques de Voragine, trois versions différentes. Le saint aurait été crucifié, décapité et écorché vif. Successivement ou concomitamment se demanda-t-elle avec l’ironie indifférente et abstraite du simple amateur d’art avant de se concentrer sur l’œuvre même dont elle avait pu déjà évaluer la qualité de la restauration grâce à une tablette tactile qui permettait, grâce à un glissement de doigt, d’établir une comparaison entre l’état du tableau et de ses couleurs avant et après le travail des peintres restaurateurs.
L’audio-guide se remit à grésiller ; le commentateur dissertait avec précision sur le choix du supplice représenté. L’écorchement. Barthélemy attaché à une poutre, vêtu d’un simple linge cachant le bas -ventre, était livré, poignets et pieds liés, au bourreau dont le couteau de boucher entamait le niveau de l’épaule et dénudait déjà la chair en tirant sur la peau pour l’arracher. Le saint, les yeux révulsés et levés vers le ciel, offrait ses souffrances au Christ qui devait lui faire signe à travers les nuages. C’est du moins ce qu’elle supputait, par référence aux scènes analogues qui ornaient très souvent les églises. Mais le guide invitait à se pencher sur le regard et le rictus du bourreau. Elle suivit son conseil. Les yeux de l’homme étaient la représentation et l’expression même de la cruauté. Elle s’en détourna, imprégnée d’une horreur naissante, pendant que le commentateur, plongé dans un délire érudit, rappelait le poète Ovide et sa description du châtiment infligé au satyre Marsyas, écorché par Apollon devenu un dieu meurtrier et ambigu dont la vengeance se situait au-delà du pur et de l’impur, de l’interdit et du licite. Le poète, reprenait la voix de l’audio-guide, évoque le sang du satyre qui ruisselle de tous côté, les veines où le sang bat que l’on voit tressauter. On pourrait compter les palpitations de ses viscères, ajoute Ovide, transporté par l’expressionisme poétique de l’épouvante.
Le commentateur, comme possédé lui-même par la peinture réaliste de la monstruosité faisait entendre dans son enregistrement les cris déchirants et insoutenables de l’écorché avant de se ressaisir et de quitter une mise en scène généralement peu usitée pour disserter sur la signification de ces violences indissociables du pouvoir et de l’entreprise de conquête dans laquelle la cruauté n’a pas de bornes et est exercée à des fins de propagande. Ces déchaînements barbares dénotent une sorte d’ubris, une démesure qui s’est engouffrée dans le sentiment de puissance, affirmait-il en conclusion, tentant, par un retour à l’exposé intellectuel, d’apaiser l’effroi qu’il avait pu, avec un plaisir sadique non avoué, susciter chez son auditeur.
Elle s’attacha encore une fois au visage du bourreau, luttant contre le malaise qui s’installait en elle, déstabilisée et comme hypnotisée par les divagations du commentateur. Les cris enregistrés s’étaient associés à un martèlement, aux pas d’une armée en marche scandant les battements répétitifs et saturés d’une techno hurlante.
Elle devina un déferlement ; le bourreau s’était multiplié. Plusieurs couteaux étaient pointés vers elle, des bras violents l’immobilisaient. Ses seins étaient caressés par des lames, elle sentait une pince féroce s’approcher de guingois, cherchant le mamelon pour l’arracher. Son sexe brûlait, pénétré par d’autres pinces avides de déchirures, de fouaillements obliques, d’appropriation des viscères lacérés. Combien de bourreaux se succédaient-ils dans les piétinements internes de son corps d’écorchée ?
Elle ne pouvait ni crier ni fermer les yeux pour sortir du cauchemar ; se sentant vaciller, elle regardait fixement la toile d’où sortait un crabe qui se dirigeait lentement vers elle.
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