L’amour sans la rencontre

Il n’y a parfois pas besoin de penser à trop. L’évidence de certaines pulsations vous propulse au lit. Certains rapports amoureux se produisent ainsi, avant même la rencontre. Bienvenue dans le Dimanche Rose avec Hugo Mangin. 
Crédit photo : © Kalo Chianetta

Djamel observait les rues vides de Bastille à Rivoli, comme les artères d’un corps autrefois vivant, mais que l’été avait saigné à blanc, carcasse dont, un pied devant l’autre, il dévalait les avenues silencieuses, s’appropriait les artères, boulevards dénués du sous-texte nerveux de la circulation. Ni klaxon, ni feu n’empêchaient pourtant ses pensées de tendre à la répétitive embuscade : « Jeanne » pensait-il malgré lui, « Jeanne » encore, dix fois, cent fois par jour, au point qu’il s’était demandait au début de l’été, en inversant la citation « un seul être vous manque », si c’était elle qui lui manquait ou bien la foule, que l’incantation reconstituait peut-être. Mais, écrasé par la canicule, Djamel n’arrivait plus à se raconter des histoires : il y avait le sous texte « j’ai chaud », vite remplacé par sa dernière pensée parasite, c’est-à-dire les seins asymétriques de Jeanne, le souvenir de ses côtes qui se dessinaient sous ses doigts alors qu’elle attendait qu’il se lasse, allongée dans leur lit. Au fond, dans leur couple, elle s’ennuyait alors que Djamel vivait sa meilleure vie. « Je veux vivre dans ta chatte », avait-il résumé un jour. 

Et puis elle était partie sans qu’il se plaigne. Résigné, il avait senti la période de lose arriver depuis un bon moment, ce jour de février où elle était partie. Sans trop savoir comment il avait survécu au printemps, anesthésié, presque mort, mais mangeant, chiant, discutant avec ses amis en donnant le change. À peine, peut-être, avait-il un temps de retard sur lui-même, comme un souffle au cœur que le médecin constate. Demi-seconde de trop dans le tambourinement familier de l’organe, qui était pour Djamel, le temps précis qu’il mettait à prononcer le prénom de cette femme, au fond déjà oubliée. « Jeanne », avec ce a qu’il allongeait comme une supplique. Ultime rappel qu’il aurait peut-être osé hurler au hasard d’un croisement, entre une voie de bus et une piste cyclable, s’il n’avait pas eu si peur de sa propre voix. 

Malgré tout, il avait retenu ses cris, se contentant de lacer ses chaussures près du 56 de la rue Saint Antoine, là ils avaient vécu, s’emmêlant dans le double nœud des lacets – ces lacets qui s’obstinent toujours à être lisses alors qu’ils devraient accrocher. 

Il ne regrettait pas de n’avoir rien tenté, rien retenu. La seule force de son buste un peu abîmé, de ses pectoraux carrés, jusqu’aux poils broussailleux qui lui montaient du nombril, son corps entier tendu vers elle, n’auraient de toute façon pas suffi. Elle s’était lassée. L’amour, et puis plus d’amour. C’était simple comme une comptine, qu’il se répétait en maudissant le corps assommé de chaleur de cette ville dont il escaladait les collines pour revenir chez lui, dans son appartement en haut de la butte. Plus il montait pourtant, plus ses pensées s’obstinaient à descendre, sans pause ou point, à peine déliées par quelques virgules qui n’altéraient pas vraiment leurs flux. Elles le maintenaient dans une forme d’halètement, transformaient ce corps franc, dénué de grâce, mais vivant tout de même, en une masse inutile, comme le pelage trop lourd d’un gros chien perdu dans l’été 

Mais il y avait un truc. Au fond, il le sentait déjà. 

Sans s’en rendre compte, il avait maigri. Un t-shirt noir laissait ses longs bras nerveux se hâler encore un peu, se parer de taches de rousseur. Coquetterie inconsciente, sous la tristesse, le corps s’affine, s’allège, inconscient de ce qu’il proclame autour de lui. À chaque fois que Djamel est désespéré, ses cheveux s’en mêlent, leurs boucles bruissent et l’auréolent malgré lui d’une noire luxuriance. 

Ainsi, à l’occasion d’une fête, dans les couloirs d’une boîte de nuit, cette forme de désinvolture so sad lui faisait franchir l’indifférence d’oreilles bien dessinées. Quelques sourires lui étaient destinés et le frappaient au cœur. Le désir revient, pensait-il. Lécher une chatte, pourquoi pas. Et puis non, l’envie lui passait. Il préférait loser tout seul plutôt que s’infliger le silence pénible de l’après, éternelle bande-son de ses retours. Un peu de douceur, heureusement, le saisissait parfois dans la nuit : douceur du drap, de l’oreiller, douceur d’un sommeil blanc, sans rêve, puis du jour qui, à six heures, infiltrait l’ombre de ses rideaux. 

Un lit désert laisse trop de place pour réfléchir. Un jour, un moustique l’a piqué. Il s’est réveillé en se grattant. Impossible de rester là. Une douche, et Djamel s’est retrouvé dehors. Il a déjeuné d’un croissant, encore surpris qu’une piqûre suffise à le mettre en mouvement, secoue son inertie. Puis, la longue journée de taf où il travaille en serrant les dents. L’après-midi arrive, il s’en échappe. Pourtant les choses sont claires : il ne veut pas rentrer chez lui.

Sans trop savoir pourquoi il s’est posé au café qui fait l’angle de la place, non loin de son appartement. Le shoot de sucre d’un coca vite avalé lui a rappelé que l’été se prolonge, qu’il faudrait peut-être regarder autour de lui et arrêter d’embêter son nombril. Pas de messages sur son portable pour l’encourager. Djamel choisit que c’est la liberté, plutôt que la solitude.

À la serveuse, il a parlé d’une voix douce, presque timide, un peu enrouée, comme elle l’est toujours après une journée de cours. Il a même dû répéter sa commande, répéter gentiment tandis qu’elle tendait l’oreille. Plus tard, il recroise son regard par hasard. Elle lui sourit, encore. « Tout va bien ? » demande-t-elle. Ben non, c’est la merde, c’est le bordel. « Oui, c’est parfait » répond-il. 

La terrasse est grande. Pourtant, elle essuie les tables à côté de lui. Djamel se méfie : quand les mains de la coiffeuse vous arrachent, faute de contact, un ronronnement involontaire on surinterprète souvent les signes. Lorsque vient le moment de payer, et qu’il s’est glissé à l’intérieur elle le suit, pour faire l’encaissement elle-même. Elle lui rend la monnaie en glissant sa main sous la sienne. Djamel sent la paume fraîche, les doigts légèrement caressants qu’appuie un regard souriant et fixe. La pression est délibérée. OK, c’est clair. Sa propre assurance le surprend, « si vous voulez, on pourrait… » Elle finit sa phrase, « 17h ». Tout simplement.

De retour à l’appartement, Djamel range nerveusement. Il cache le paquet de capotes acheté il y a longtemps dans un endroit accessible, mais pas trop.

A 17h02 il arrive devant le bar. Elle fume, le dos appuyé contre un arbre. Djamel remarque qu’elle enlève rapidement ses écouteurs, dans un geste vibrant de nervosité fatiguée. « Laura » s’est-elle présentée tout de suite.  

C’est si peu crédible, cette rencontre, que Djamel sent ses mots se bloquer dans sa gorge. réalité. Il n’a aucune idée de comment la séduire, de comment il pourrait faire le mec cool, détaché.  Mais leurs corps, bien plus tangibles que sa dépression estivale, le ramène à la réalité. 

— Je connais un bar sympa… hasarde-t-il.
— Là j’avoue qu’un bar… répond-elle. Le regard noisette se fixe à nouveau sur lui, le scan et l’invite en même temps. 
— J’habite à côté, sinon, ose-t-il.   
— Vas-y.

Le sourire de Laura contredit les réponses laconiques. Comme lui, elle ne veut pas tellement discuter, ils ont parlé toute la journée, pour le taf, presque pour rien.

« Ça ne te fait pas peur, un mec comme ça ? » demande-t-il tout de même. 

« Je t’ai regardé » et puis elle ajoute « De toute façon, s’il suffisait de parler pour être sûr… »

Dans l’ascenseur, le regard de la jeune femme s’accroche tout simplement à ses lèvres, et c’est clair, limpide dans la tête de Djamel. Ils s’embrassent. Ça devrait être fougueux et passionné – du moins c’est ce qui se passerait dans une rom com –, mais en fait c’est doux, c’est lent. La syncope se fait au ralenti. Elle a posé sa main sur la braguette de Djamel, mais la laisse immobile. Elle doit me sentir se dit-il. Puis il la touche, lui frôle l’intérieur du bras. La caresse est presque trop délicate, Laura frémit, se contrôle, se détend. « Chez toi », souffle-t-elle. L’effort de le dire lui a fait fermer les yeux une seconde.

Il ouvre sa porte et la fait pénétrer dans l’entrée du studio. Elle reste plantée là, regarde le lit, sourit intérieurement puis s’allonge. Ça pourrait être glauque. Djamel ne sait pas tout à fait s’il veut vraiment — c’est bien la première fois de sa vie qu’il s’interroge et ça déjà, c’est nouveau. Bander n’est pas tout. Il reste planté devant le lit, hésitant. 

— Tu as envie ? demande-t-elle tout de même.

Bon, se dit-il, c’est quoi ce bordel ?

— Je crois, répond-il.
— On essaie ? demande-t-elle encore. La rencontre devient plus en plus improbable. 
— Oui. 

Il n’est même pas bourré ni à vif, même pas amoureux ou traversé par une émotion forte. Juste la main tranquille de Laura, qui le découvre, l’entoure de ses doigts. « Tu as une belle bite ». Le sexe de Djamel est un membre bien dessiné, qui n’a pas besoin d’être décalotté. Proportionné en somme. Laura l’ajuste délicatement à sa main. Comme il n’a pas eu à séduire, il ne sait pas quoi faire. Elle le regarde. Et il comprend qu’il aurait fait la même chose à sa place. Déshabillé, embrassé, branlé. Il se laisse faire, reste immobile. C’est le contraire d’un porno : il ne se sent obligé à rien. C’est bon, les doigts de Laura qui branle son gland, la salive qu’elle a mis dans sa paume qui le lustre, et cela monte doucement, le petit feu. Ses hanches s’avancent, Laura sourit. 

— Je continue ?
— Non, répond Djamel.
— Tu peux jouir tu sais, dit-elle.  
— Ce n’est pas du jeu, avance-t-il, toi aussi tu es tendue .

Et si, au fond… se dit Djamel, et si le sexe c’était juste une manière de se faire plaisir à deux ? De ne pas s’encombrer. De ne pas s’oublier non plus, rester deux. Djamel s’aperçoit qu’il n’a jamais baisé comme ça, gratuit, sans l’amour, ou l’échange de bons procédés, le jeu de rôle, sans être un mec avec une meuf, ou une meuf avec un mec. Putain, mais qu’est-ce qu’il a foutu auparavant ?

Il aide Laura à se mettre à poil puis se déshabille à son tour.  Un bras sur la nuque, elle le détaille. Il retire ses vêtements. Vite, mais pas trop. Excitant malgré lui. 

Laura s’est redressée contre le mur que son lit touche, ses seins contractés se lèvent aux rythmes des respirations. Djamel s’approche à quatre pattes, lentement, son sexe dur heurte le ventre de Laura, s’y pose. Il embrasse ses auréoles puis sa nuque. Sa main, volontairement légère, remonte le long de sa cuisse, et effleure sa chatte. Il demande. « Oui » dit-elle, distinctement.

Djamel glisse doucement ses doigts en elle, déjà mouillée, et les verrouille. Il cherche la buttée plus haute, à l’intérieur, qui la trempera davantage. Et puis ses doigts s’amusent, entrent et sortent, retrousse le capuchon du clitoris puis pénètrent à nouveau. Imperceptiblement, Laura a soulevé son bassin, relevé son sexe vers lui. Leurs toisons assorties, poils noirs emmêlés, les excitent tous les deux.

Il écarte alors plus largement ses jambes de la jeune femme et pose une main sur son ventre. Sa main s’emploie à la faire monter. « Attends » dit-elle, « après je ne sens plus rien ». Elle attrape la bite de Djamel, se branle un peu avec, faisant glisser le gland entre ses lèvres, quelques va-et-vient seulement, puis lui dit « maintenant, maintenant » avec urgence.

Djamel la saisit par la hanche et la pénètre d’un coup, profondément. Il la prend fort, tout de suite — le truc à ne pas faire normalement — mais il sent que c’est ça, l’instant ; les mains de Laura ont attrapé ses fesses, les pressent d’aller plus fort en elle. Leurs corps se contractent, se rapprochent. Le plaisir coule. Djamel pense que c’est bon, si bon d’être à l’intérieur de quelqu’un, en lui, d’être saisi et de saisir en même temps. Il la soulève, la penche sur le lit, la met de profil et la prend plus fort encore, une main sur ses fesses. La caresse du sexe se prolonge, hérisse le duvet de ses avant-bras, l’entoure tout entier. Il va jouir, croit-il et tout un coup il a peur, peur de n’être plus là, après, d’avoir rêvé la voix de Laura qui comme lui, instinctivement bloqués dans sa gorge. Mais le sexe de Laura se contracte, elle jouit peut-être avant lui, le corps arrondi, les paupières closes. Puis elle ouvre les yeux à nouveau et se cambre. Sur lui se pose un beau regard transparent, les baisers d’une bouche gonflée. « Vas-y, viens, si tu veux ». « C’est bon », entend-il encore. Djamel jouit alors qu’elle le retire d’elle. Qu’elle prend son sexe dans sa main ou dans sa bouche, il ne le sait plus, il jouit, l’orgasme le soulève, son corps intact, debout dans la bouche de Laura. Djamel ne pense plus, il sent, s’apaise, respire. En lui l’acide s’est mû en souvenirs. 

Ensuite, elle le regarde. Ses yeux étincellent autant que la peau du mec mignon du bar qu’elle a en face d’elle, avec qui elle a bien baisé, comme elle baise souvent en fin de service, sans se forcer, ni rien, mais, fin de service oblige, sans se prendre la tête. Elle dit simplement, remisant la rencontre à plus tard :

« Tu as faim ? »

*


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Commentaires

Une réponse à “L’amour sans la rencontre”

  1. Avatar de andrerettig2
    andrerettig2

    Quelle banalité ! Une scène de sexe qui est une ( mauvaise) resucée de pseudo auteurs scandaleux.

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